La musique en streaming va-t-elle sonner la fin de l’album ?

Image d'illustration. © Guillaume Payen/SOPA Images/LightRocket via Getty Images

Depuis trois ans, le streaming est devenu le moyen de vente n°1 de musique en France. Si bien que l’industrie musicale s’est largement tournée vers ce mode d’écoute. Mais que pensent les artistes de cette manière d’aborder la musique ? Cela a-t-il un impact sur leur création ? Et sur leur façon de faire des albums ? Éléments de réponse.

À quelques heures de son concert au MaMA en octobre dernier, S.pri Noir patiente dans sa loge en regardant une vidéo sur son téléphone portable. Il s’agit du clip de la dernière chanson qu’il signe avec Lefa, J’me téléporte, et pour le rappeur parisien, cette façon d’écouter de la musique fait désormais partie intégrante de son quotidien. "Le streaming a révélé que la musique urbaine est la plus écoutée en France, note-t-il. Le rap a toujours été un grand mouvement. Mais c’était sous-terrain parce que les gens qui l’écoutent, n’achètent pas de CDs, ou ne vont pas forcément voir des concerts. Maintenant qu’on a le streaming, les gens sont étonnés parce que ce genre prend la place qu’il devait prendre. Cela permet aux rappeurs d’entrer plus facilement en radio, d’être contactés par des marques. C’est un cercle vertueux."

Lui qui s’étonnait d’avoir "10 000 vues au début de YouTube, en 2008" compte désormais quatre ou cinq millions de vues pour chaque clip, sans parler des écoutes en ligne. Des chiffres énormes qui se sont banalisés pour des rappeurs prenant désormais la tête des meilleures ventes de disques en France (1).  De quoi changer durablement les mentalités ? Et mettre fin au standard de l’album ? S.Pri Noir, qui a passé un accord avec Spotify "pour la diffusion de ses clips" et s’est abonné à cette plateforme "parce qu’on trouve tous les rappeurs américains", joue sur les deux tableaux. Il enchaîne des featurings avec d’autres rappeurs "pour se défouler" et continue de produire des albums au plus long cours.

Comme des "Indiens au Far West"

Deezer, Spotify et les plateformes de streaming ont pourtant changé notre façon d’écouter de la musique depuis dix ans. L’écoute au titre est redevenue le standard et des playlists, élaborées par des algorithmes ont remplacé les compilations. "Jusqu’au streaming, c’est encore le vieux monde, observe Sophian Fanen, journaliste du site internet Les Jours et auteur du livre Boulevard du stream (2). La dématérialisation de la musique n’était qu’une décalque du disque physique. Échanger un fichier MP3, c’était le posséder. Avec le streaming, on passe de la possession à la location, avec un bonus : l’écoute en mobilité. Couplée en 2008 avec l’arrivée de l’IPhone d’Apple, de la 3G puis de la 4G, le streaming permet l’écoute de musique permanente, infinie et à volonté."

Cette mutation qui touche aussi la façon de produire de la musique, le groupe de rock Concrete Knives l’a vécue de l’intérieur. Cinq années se sont écoulées entre son premier et son deuxième album, Our Hearts, assez pour que ses membres aient l’impression d’être comme des "Indiens au Far West". "Le Graal quand on était adolescents, c’était d’être dans la compil des Inrocks. Maintenant, c’est plutôt les playlists Deezer ou Spotify. Mais de la playlist Réveil en douceur au Top Europe 40, on a l’impression d’être largués, constate le guitariste et chanteur Nicolas Delahaye. On est arrivé au moment où la page s’est tournée. En même temps, c’est compliqué de demander aux musiciens d’être à la fois acteur et business men. Nous, on était clairement dans un tunnel de création, et l’on se servait du réseau social qui marchait, My Space, pour trouver nos concerts."

Une redistribution des cartes

Le rock à guitare de ces Normands n’a pas vraiment bougé, les Concrete Knives imaginent toujours des albums. Ses membres ne possèdent pas forcément d’abonnements mensuels pour écouter la musique en streaming, parce que cela touche "à notre liberté de payer 10 € par mois d’abonnement et 120 € par an", estime la chanteuse Morgane Colas. La question qui se pose pour des artistes touchant en moyenne 10, 6 % des revenus générés par leur musique en ligne (3) – soit de 0,0001 à 0,004 € par stream- est celle d’une rémunération juste de leur travail. En France, nombreux sont les musiciens à avoir dénoncé cette situation, de la Guilde des artistes musiciens (GAM), un syndicat qui regroupe Axel Bauer, Kent ou Nicola Sirkis d’Indochine, à Cali tout récemment.

Autant que les artistes, elle concerne les intermédiaires, les plateformes de streaming et les producteurs (maisons de disques...) avec lesquels ces plateformes signent des accords. C’est donc les concerts et leur statut d’intermittent du spectacle, qui permettent aux Concrete Knives de tirer des revenus de leur musique. 

Imaginé à l’origine par des pirates de l’Internet plus tournés vers la technologie que vraiment mélomanes, le streaming est un modèle encore en chantier. Outre les rappeurs, il a pourtant fait émerger de nouveaux artistes. Au sein du label Cinq 7, les trois artistes qui affichent actuellement la meilleure audience en ligne sont ainsi The Dø, Lily Wood & the Prick et… Kazy Lambist. Avec trois millions de stream mensuels, ce quasi-inconnu du grand public réalise 90 % de ses audiences via ce mode d’écoute.

"Le streaming offre une plus grande liberté artistique. Les artistes peuvent sortir des titres quand ils le souhaitent, des quatre titres ou rester sur un format d’album", assure Alan Gac, le patron de Cinq 7. Récompensé d’un César l’an passé pour la bande originale du film 120 battements par minutes, Arnaud Rebotini n’est pas contre le streaming, lui non plus. Mais celui qui fut disquaire à ses débuts tranche : "Tant qu’un album n’est pas sorti en vinyl, il n’est pas sorti pour moi".

(1) En 2017, cinq des musiciens en tête des ventes en France étaient des rappeurs. Sources : chiffres du  SNEP, comprenant les ventes physiques et digitales, plus le streaming.
(2) Sophian Fanen, Boulevard du stream. Du mp3 à Deezer, la musique libérée, Le Castor astral 2017.
(3) Chiffres : Adami.fr. / ministère de la Culture.

Le streaming, une révolution économique

En dix ans, l’écoute en ligne est devenue un modèle dominant pour l’industrie musicale française. Au premier semestre 2018, le streaming représentait 55, 7 % des ventes de musique, selon le syndicat national de l’édition phonographique (SNEP). Un chiffre en constante hausse. Le suédois Spotify, qui a réalisé l’an passé 4 milliards de chiffres d’affaires dans le monde, est supplanté par Deezer dans en France, qui revendique son statut de "N°1 français" avec 300 millions de chiffres d’affaires. Le tout en accusant de fortes pertes financières. Au côté de ces géants d’Internet, au seuil de l’entrée en bourse, se sont greffées les filiales des GAFAM (YouTube…) et des structures autrement plus modestes, à l’image de Deedo. Disponible pour l’instant en France, au Mali, en Côte d’Ivoire et au Sénégal, cette plate-forme qui a fêté son premier anniversaire vise le marché africain. Elle offre un regard sur les musiques du Continent, qu’elles relèvent de la tradition ou des dérivés du hip hop.

Le streaming, une révolution économique