Enquête

Streaming : le disque d’or se dématérialise

Pour continuer à distribuer des cadres dorés, les certifications du Snep (disque d’or, de platine, de diamant…) prennent en compte depuis quelques années les statistiques des plateformes, et plus uniquement les ventes physiques de disques, en chute libre. Mais les modes de calcul, qui viennent de changer, divisent la profession.
par Eric Delhaye
publié le 6 décembre 2019 à 17h06

Quand on entre chez Vegedream, le regard tombe directement sur le disque de platine de son album Marchand de sable, accroché dans le couloir. Sur la droite, on aperçoit ensuite le single de diamant de Ramenez la coupe à la maison ; puis viennent le single d'or de Mama He et le single de platine de la Fuite, le single de diamant d'Elle est bonne sa mère trônant, lui, au-dessus du téléviseur dans le salon. «Il y en a un peu partout mais il reste encore de la place sur les murs et je pourrai toujours en mettre dans le garage», s'amuse le chanteur préféré des footballeurs champions du monde en 2018. Le premier lui a été remis en direct sur Skyrock et il semblait aussi sincèrement surpris qu'ému. «Je rêvais d'un disque d'or, promet-il. Quand on commence à faire de la musique, c'est pour avoir des certifications.» Comme le rappe Sexion d'Assaut sur Disque d'or (2012) : «On est disque d'or /Toi tes disques dorment dans les bacs /Quel triste sort !»

Bon pour l’ego, bon pour le business

Plus de quarante ans après la mort d'Elvis Presley, dont les centaines d'albums et singles certifiés garnissent le Trophy Building à Graceland, beaucoup d'artistes adorent toujours recevoir leur disque ouvragé dans un encadrement bling bling. Mieux, il est de nouveau tendance de s'afficher avec son trophée en main. C'est particulièrement vrai dans le domaine des musiques urbaines (rap, r'n'b) où les récipiendaires assument leur fierté et celle de leur entourage («J'vois le reflet de la fierté d'mes proches /Dans mon disque de platine», rappent Bigflo & Oli dans la Vraie Vie). «La plupart de ces artistes sont issus de milieux populaires où les certifications consacrent, beaucoup plus que dans les musiques dites généralistes, une forme de réussite», analyse Alexis Onestas, qui assure la promotion du rappeur Jok'Air (via son agence Omax6mum) comme de David Hallyday (via Env1ronnement). Démonstration en 2016, quand le duo PNL avait posé avec son premier disque d'or (pour le Monde chico) au milieu des habitants des Tarterêts, le quartier de Corbeil-Essonnes où tout a commencé (l'image avait fait date). En octobre, le jeune Gambi postait, lui, sur Instagram une photo avec son single d'or pour Hé oh dans un RER roulant en direction de Fontenay-sous-Bois, dont il est originaire. Au même moment, Ninho plastronnait sur Twitter avec son triple disque de platine pour Destin - trois jours plus tard, le journal de TF1 consacrait un sujet au rappeur du 91.

En présence de jeunes consommateurs attentifs aux chiffres de ventes qui arbitrent la compétition entre artistes, les certifications ouvrent aussi des opportunités en termes de communication et de marketing. Célébrées en boucle sur Facebook, Instagram, Twitter ou TikTok, à l'image de Lomepal posant nu sur une moto pour fêter le triple platine de son album Jeannine, elles peuvent relancer les ventes d'un disque plusieurs mois après sa sortie, justifier sa réédition, ou appuyer la campagne promotionnelle d'une tournée. Aussi bien pour l'ego que pour le business, tout le monde veut son cadre doré, à l'ère de la musique dématérialisée.

Des seuils qui dégringolent

Dans les années 2000, l’effondrement des ventes de CD a mécaniquement provoqué la dégringolade des certifications attribuées, passées de 644 en 2001 à seulement 73 en 2006. Il fallait faire quelque chose. Le seuil pour un disque d’or n’avait pas bougé depuis 1973 (100 000 ventes), il a donc été baissé en 2006 (75 000) puis 2009 (50 000), au rythme de la débandade. Aujourd’hui, 100 000 ventes suffisent pour décrocher un album de platine (c’était 300 000 il y a vingt ans). Encore plus spectaculaire, alors qu’il fallait écouler 500 000 exemplaires pour un single d’or dans les années 80, le seuil est tombé à 75 000 en 2013. Mais ces ajustements radicaux ne sont rien par rapport à la révolution consécutive au bouleversement des modes de consommation de la musique : l’intégration du streaming dans les procédures d’attribution. Aux Etats-Unis, la RIAA (Recording Industry Association of America) a modifié ses règles, en 2013 pour les singles et en 2016 pour les albums. Avec des conséquences parfois spectaculaires : 3 albums et 21 singles de Michael Jackson ont obtenu de nouvelles certifications d’or ou de platine grâce au nouveau mode de calcul. En France, depuis 2016, les certifications du Syndicat national de l’édition phonographique (Snep) sont attribuées en additionnant les performances de streaming aux ventes physiques (1). Désormais, la méthode consiste à convertir les écoutes en «équivalents ventes», selon l’équation suivante : 1 500 écoutes en streaming d’un titre de l’album sont comptabilisées comme une vente de l’album en question (2). Pour obtenir un disque de diamant (500 000 exemplaires) comme Angèle cette année, il faut, par exemple, vendre 250 000 CD ou vinyles et ajouter 250 000 «équivalents ventes» grâce au streaming et aux téléchargements.

Ce ratio de 1 500 écoutes pour une vente est récent puisque, jusqu'en janvier dernier, 1 000 streams suffisaient. Depuis avril 2018, les écoutes gratuites (financées par la publicité) sont exclues du décompte, seules les écoutes payantes (les abonnements «premium») étant désormais comptabilisées afin de «refléter, dans les classements, un engagement réel du consommateur», justifie Alexandre Lasch, directeur du Snep. Le volume et les chiffres d'affaires de chaque mode de consommation de la musique guident ces ajustements. Or, depuis trois ans, le regain du marché est clairement tracté par le streaming (3). «Avant ces modifications, nous étions souvent interpellés sur les réseaux sociaux par les artistes eux-mêmes, qui nous disaient que c'était trop facile d'obtenir des certifications tant les volumes de streams augmentaient, poursuit Alexandre Lasch. On a entendu cela. C'est ce qui nous a amenés à modifier certaines règles, en particulier sur les singles, dont les seuils ont été rehaussés de 50 %, pour la première fois depuis la crise du disque.»

Les récentes décisions du Snep n'ont pas toutes été du goût de Deezer, Spotify ou Qobuz. Les plateformes se plaignent surtout de ne pas avoir été consultées alors qu'elles boostent le marché. «Ça nous a fait bouillir», chauffe Ludovic Pouilly, président de l'ESML (syndicat des éditeurs de service de musique en ligne), qui déplore que la pondération, dans les calculs, du physique et du numérique ait été révisée au détriment de ce dernier. Egalement directeur des relations labels et industrie chez Deezer, il menace : «S'ils continuent, on arrêtera de leur livrer nos data, sur lesquelles les certifications sont calculées.»

Contrer «l’hyperconcentration»

Pour résorber les tensions, un groupe de travail a été créé. Il réunit le Snep, l'ESML ainsi que l'Union des producteurs phonographiques français indépendants (UPFI), qui revendique 130 membres dont Wagram, Because, Tôt ou tard et Believe. Habilitée à attribuer des certifications selon les mêmes règles que le Snep, l'UPFI s'interroge beaucoup sur «l'hyperconcentration sur un faible nombre de titres et d'artistes représentatifs d'un seul genre musical», explique son directeur général, Jérôme Roger. Induite notamment par le plébiscite du streaming chez des jeunes auditeurs qui écoutent tous les mêmes albums en boucle sur leur téléphone, l'hégémonie des musiques urbaines est spectaculaire : sur la quarantaine de singles de platine décernés depuis le début de l'année, tous relèvent de ce créneau (Ninho, Aya Nakamura, Booba…) à quelques exceptions près, dont Trois Cafés gourmands et Imagine Dragons. Certains artistes - PNL par exemple - collectionnent même des certifications pour chacun des titres de leur album (4). «On pourrait imaginer de segmenter les classements par genres (chanson, rock, musiques du monde, electro, jazz, classique, etc.), avance Jérôme Roger. Sans visibilité, des pans entiers de la production sont menacés d'affaiblissement.» Face aux bouleversements du marché et à la voracité des musiques urbaines, les rockeurs doivent apprendre la patience : Come As You Are de Nirvana vient de devenir single d'or en France, vingt-sept ans et six mois après sa sortie.

(1) Dans le cas des singles, seul le streaming et les téléchargements sont comptabilisés puisque le support physique n'existe plus. Le téléchargement de chaque titre est converti en 150 streams, qui s'ajoutent à son total.

(2) La règle exacte précise qu'il convient de soustraire, au cumul des écoutes des titres d'un album, la moitié des streams du titre le plus écouté.

(3) Selon le bilan 2018 de la musique enregistrée établi par le Snep, la croissance du marché (+1,8 %) est tirée par le streaming (+26 %) qui, avec un chiffre d'affaires généré de 301 millions d'euros, représente 51 % des ventes globales (41 % en 2017).

(4) Même si on parle de singles d'or ou de platine, n'importe quel titre d'un album est susceptible d'être récompensé.

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