MUSIQUE

La musique ou poétique de la vulgarité ?

Vu le triomphe à la fois populaire et critique de rappeurs comme PNL ou Niska, la question du bon goût semble être définitivement dépassée.

Une composition musicale, si elle est dite triviale ou peu distinguée, peut être pourvue d’une qualité expressive à part entière, vivifiante et intéressante. Ainsi, la vulgarité est aussi désirée pour elle-même comme pleine positivité. Paradoxalement, la vulgarité deviendrait un enjeu poétique avec lequel joue la modernité.

Vulgaire dans l’urgence

D’abord, le vulgaire fait voir le côté prosaïque de l’industrie musicale. Dans l’urgence capitaliste, il faut vite plaire et faire acheter, notamment dans la pop music. Le beat est prévisible. Dans les clips, les marques pullulent. La vulgarité est froidement calculée. Ainsi, le politiquement incorrect devient économiquement profitable. Ce processus assumé intervient dans la normalisation d’une culture mainstream. La vulgarité perd ainsi sa saveur jusqu’à devenir un standard normatif. Par exemple, dans la grande cavalerie de cette industrie pop, l’objectivation de corps féminins toujours plus dénudés devient un rituel même dans les chansons les plus suaves. Dans le dernier clip estival I’m the One de DJ Khaled, Justin Bieber dévoile sa voix mielleuse sur fond de travellings explicites mettant en valeur des formes féminines jugées avantageuses en bikini.

Dans ce monde capitaliste où l’individu tend à être broyé au profit de l’argent, la musique devient un média privilégié pour s’exprimer dans la banalité de notre condition moderne. Ainsi, l’expression musicale peut s’apparenter à une thérapie psychanalytique : décharger le pathos qui nous incombe. Comme un exorcisme poétique, le rap sensiblement répond souvent à une urgence existentielle : s’exprimer sans censure. Le phénomène Damso en est un miroir particulièrement révélateur. Le rappeur confiait au journal 20 minutes : “Je suis vulgaire, j’assume ça. Je n’écris que sur ce que je connais, et il n’y a rien que je connaisse mieux que moi-même. La musique permet de parler à ce qu’il y a de plus profond en nous. C’est pour ça que la concession, c’est le début de l’échec en art”. Son hit “Macarena” sédimentait peut-être la conscience malheureuse d’être un vulgaire et pathétique amant dans une société où les relations sentimentales semblent parfois s’étioler au profit du sexe : “Mais tu sais qu’au lit, plus que lui j’assure/Rappelle-toi quand t’avais des courbatures/J’t’avais bien niqué ta race”.

Par ailleurs, être grossier, c’est aussi parfois s’exprimer pour les autres au nom d’une destinée commune. Libératrice, la vulgarité rejette le vernis d’une vision du monde édulcorée et lève le voile, parfois avant qu’il ne soit trop tard. Elle devient l’atout d’un prophète efficace et direct. La vulgarité veut susciter l’adhésion au nom d’une urgence politique et devient une forme que prend l’engagement pour défendre des valeurs contestataires. Elle veut provoquer les consciences citoyennes.

Historiquement, par exemple, le mouvement punk se revendique séditieux dans et par sa musique rock rapide, rude et simplifiée. Plus tard, à la fin des années 1980 en France, l’expression de la nouvelle menace représentée par le Front National a trouvé sa voix dans le punk rock grinçant et rudimentaire de Bérurier Noir. En effet, le groupe détourne sa chanson “Porcherie” pour beugler et faire beugler ce célèbre adage : “La jeunesse emmerde le Front National”. Fidèle à cette histoire contestataire, Laurent Garnier, le papa de la techno française, terminait son set au Rex Club à Paris par Porcherie moins de deux mois après le premier tour de l’élection présidentielle 2017 lors de laquelle Marine Le Pen récoltait plus de 7,5 millions de voix.

Le vulgaire comme muse

Pourtant, dans la musique, la politique de la vulgarité n’est pas qu’urgente. Elle peut être aussi mûrement réfléchie voire travaillée. Ainsi, le vulgaire devient un matériau poétique à part entière. Le beau naît de ce qui est commun, banal ou réprouvé par les mœurs. Il faut faire épanouir la rate du vulgaire nous dit Baudelaire dans son poème “La Muse vénale”. La chanson vulgaire pourrait opérer cette alchimie.

En ce sens, la plume souvent grivoise de Gainsbourg suit cette poétique baudelairienne. Par exemple, sa chanson Sensuelle et sans suite poétise, non sans provocation, la thématique du “coup d’un soir” par des sonorités travaillées et suggestives : “Ça fait crac et ça fait pschtt / Crac je prends la fille et puis pschtt / J’prends la fuite“. Aujourd’hui, le rap français suit plus que jamais cette poétique alchimiste avec des textes toujours plus décomplexés et enrichis plus au profit de leur sonorité et de leur rythme efficaces que de leur cohérence sémantique.

Ainsi, la chanson vulgaire suit une démarche tout particulièrement littéraire voire romanesque. Le chanteur, par le biais d’un narrateur, raconte des histoires communes ou banales. C’est le parti pris des choses (d’ici-bas). Ce diseur d’histoire est, en lui-même, une véritable création. Les rappeurs s’amusent parfois à construire au fil de leurs textes des personnages médiocres qui transmettent leur voix poétique. Ces anti-héros modernes se retrouvent notamment dans le rap d’Orelsan ou encore de Lorenzo. Le détournement épique fait sourire, modélise certains même,  mais surtout questionne notre rapport à la démarche artistique et au pouvoir évocateur de la fiction. Par exemple, le rappeur Lorenzo s’auto-déclare “empereur du sale” par ce genre de punchlines toujours plus grotesques et insolentes. Féru de mise en scène, Lorenzo, doté de son bob Pokémon pour son clip Fume à fond, chante un hymne à la weed à la fois puéril et misogyne.

 

Vue le caractère largement grotesque de certains personnages créés par le rap, la quête poétique du musicien semble aussi se trouver dans le jeu avec les limites. Est vulgaire celui qui en fait trop. Le cheminement de l’artiste vers l’excès pousse bien souvent à la créativité. Cette dynamique de l’outrance se retrouve chez des personnalités artistiques telles que Marilyn Manson qui, avec son maquillage clownesque, ses références sataniques ou son savant et dérangeant mélange de pop et de metal indus, s’érige en rock-star destroy. Ainsi, les musiciens jouent avec les limites du genre musical dans lequel ils s’inscrivent : ils veulent tout faire et tout trop faire.

Dans la genèse électronique, l’acid-house puis l’acidcore au milieu des années 1990 naissent d’un rapport inédit aux machines (notamment au mythique synthétiseur Roland TB-303). L’acid veut créer une musique où l’artifice règne en maître dans toute son agressivité avec des kiks courts, distordus et des sons évolutifs, aigus voire sifflants. Les producteurs et DJs veulent en quelque sorte épuiser les possibilités de la machine sans se préoccuper du caractère dit agréable des sonorités. Dès lors, par leur aspect épileptique, les sonorités acid trouvent, en elles-mêmes, leur nouvelle cohérence esthétique.

La modernité dans la vulgarité

Ainsi, à l’origine, l’acid voire le mouvement techno en général déroutaient en contestant les normes musicales en vigueur et en affirmant leurs propres codes et leur propre culture. Parfois incomprise ou même détestée, cette musique (comme le rock ou le punk avant elle) était associée aux dérives et à la fougue d’une jeune génération vulgaire, immature. Dès lors, conscient de son caractère inédit et provocateur, le mouvement acid revendiquait, au sein même de sa musique, un certain mode de vie libertaire d’une jeunesse insoumise et hédoniste. Le désir profondément moderne de provoquer devient simultanément esthétique et éthique. Par exemple, le tempo nerveux et planant du titre Jesus loves the acid d’Ectsasy club suggère musicalement l’expérience d’une montée sous drogue. Tout aussi insolent, le mythique track d’acid-house French Kiss de Lil Louis accueille des inserts d’orgasmes féminins sur plus de quatre minutes lorsque le beat commence à ralentir. La quintessence érotique de ce titre venu de l’underground a pu choquer notamment les plus conservateurs pourtant il est vite devenu un des titres house les plus joués et vendus à travers le monde. La dite vulgarité se laisse ainsi digérer et réactualise nos valeurs morales et esthétiques en permanence.

Ainsi, pour une grande part, la musique se crée et se vit sur le moment à l’abri de certains de nos déterminismes. Elle évolue tout en nous faisant évoluer. Au regard des différentes institutions, son pouvoir rafraîchissant peut être dévalué voire jugé vulgaire. Par exemple, certains mélomanes fidèles au rap old-school dénigrent aujourd’hui encore l’usage récurrent de vocodeurs ou de paroles moins écrites et plus minimales chez des artistes comme Hamza ou PNL. Pour autant, ces distinctions en école restent artificielles car de l’ancien naît du nouveau. Les musiciens innovants se libèrent de certaines traditions. Par exemple, loin de se complaire dans de traditionnelles chansons à textes, Yelle s’engage, avec un de ses derniers morceaux Interpassion, pour diffuser un message universel de paix dans des périodes politiquement sombres. Elle veut faire briller sa pop engagée simplement et naïvement et cela lui sied à merveille : “J’aime les gens / Je trouve ça bien / Quand on s’fait tous des câlins”.

 

Conscient de l’enjeu générationnel à l’oeuvre dans la musique, l’artiste peut aussi aller jusqu’à simuler la vulgarité ou, du moins, l’image que l’on s’en fait. Ce malicieux goût pour le kitsch se retrouve chez des groupes comme Salut c’est cool ou encore Columbine. Ainsi, l’ironie post-moderne se charge de questionner notre rapport à la vulgarité. Pour leur titre parodique “Dom Pérignon”, Columbine accumule tous les clichés des enfants terribles de la jet-set sur fond de voix de crécelle et de beats grossiers. Par le rire gêné des auditeurs, fleurissent parfois des interrogations nouvelles sur le pouvoir et les limites de la musique.

 

Valeur de la vulgarité

Enfin, largement relative à une culture et à une époque, la vulgarité désigne ce qui échapperait cruellement au filtre de l’élégance, du raffinement mais aussi des bonnes mœurs. À cause de leur crudité ou de leur sujet dépourvu de noblesse, les œuvres musicales peuvent être jugées de mauvais goût. Un tel verdict est souvent éphémère car la vulgarité est quelque chose qui se laisse digérer et parfois même apprécier comme un plaisir coupable. Comme la vulgarité s’écarte des normes à la fois esthétiques et éthiques, le musicien peut s’en emparer pour entrer dans la modernité. Ainsi, politique est la poétique de la vulgarité.

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