Ils sont capables de reproduire un son juste après l’avoir écouté et passent parfois pour des génies musicaux. Les détenteurs de l’oreille absolue représentent une infime partie de la population. Surtout, ils impressionnent pour la facilité avec laquelle ils retiennent la musique, parfois sans avoir jamais mis les pieds dans un cours de solfège. On pense tout de suite à Mozart, connu pour posséder ce don. À seulement quatorze ans, le prodige avait retranscrit de mémoire tout un morceau de Gregorio Allegri, entendu lors d’un unique concerto au Vatican. S’agit-il vraiment d’un don ou simplement d’un meilleur développement de l’ouïe ? D’où vient cette curiosité et comment l’expliquer ?  

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Une synesthésie musicale 

Reconnaître immédiatement les notes émises par une sirène d’ambulance qui retentit ou le son d’un klaxon dans la rue n’a rien à voir avec le fonctionnement des oreilles. Tout se passe en réalité au niveau du cerveau. « On trouve des petites différences anatomiques entre les gens qui ont l'oreille absolue et les gens qui ne l’ont pas. Dans l'épaisseur du cortex cérébral par exemple. Soit d'un endroit à l'autre, soit dans la manière dont les différentes parties du cerveau sont connectées ou activées entre elles », explique Laurent Cohen, neurologue à la Pitié-Salpêtrière et auteur du livre « Le parfum du rouge et la couleur du Z ». Cette rare particularité ferait partie des synesthésies du cerveau, « ces correspondances qu'ont certaines personnes entre différents types de sensations », continue-t-il. Elle n’est ni une pathologie, ni reliée à des problèmes d’ouïe. « La plus connue est celle entre lettres et les couleurs. Par exemple, on associe une couleur à une lettre. Dans le cas de l’oreille absolue, les gens entendent un son et imaginent le nom de la note. C’est un lien exceptionnellement fort entre, d'un côté, la perception des hauteurs des sons et, de l'autre côté, les mots. »  

« C’est naturel, comme reconnaître les couleurs » 

C’est l’exemple que reprend Saturax, musicien et YouTubeur de 31 ans. Le Parisien évoque une sensation naturelle, « un peu comme le fait de reconnaître les couleurs quand on est gamin ». « Ça se manifeste tout seul. Quand on va regarder un film, aller à un concert, on va entendre les notes de certains instruments. On n'entend pas tout en même temps, on n’a pas la partition sous les yeux comme si c’était magique », note-t-il. Chez lui, les notes de musiques qui correspondent à chaque son surgissent dans sa tête, un peu comme des bulles qui éclateraient. Certains instruments sont plus facilement identifiables que d’autres. « Au niveau des notes, j'entends très bien les guitares, les violons, le trombone mais beaucoup moins le saxophone. J'entends beaucoup moins bien le chant, parce qu’il y des paroles sur la mélodie. » Ces notes constantes dans la tête sont-elles gênantes ? « Pas du tout », juge Saturax, qui dit pouvoir contrôler l’afflux des notes dans sa tête. « L’oreille absolue, c'est plutôt sympa, même si on regarde un film et qu'on a les notes qui nous sautent dans l'oreille, ce n’est pas gênant. Ce n’est pas systématique et cela dépend à quel point on prête attention. C’est utile pour reconnaître les notes basses dans une musique ou “relever” une partition, c’est-à-dire la retranscrire à l’écrit », explique-t-il.  

Les grands musiciens ont-ils tous l’oreille absolue ?  

Malgré ces avantages, ce don, n’est pas la clé vers le génie musical. L’oreille absolue ne fait pas de meilleurs musiciens, comme s’accordent à le dire le Dr Laurent Cohen et Saturax, qui ajoute qu'il ne s’agit « pas forcément de la meilleure oreille » quand on joue de la musique. Le comble ! « Si on sait reconnaître énormément de couleurs, ça ne veut pas dire que l’on sera un bon peintre. La meilleure oreille pour un musicien, c’est plutôt l'oreille relative. Ou la capacité à reconnaître les intervalles des notes. C’est beaucoup plus utile car elle permet de contextualiser les notes. L’oreille absolue, elle, nous montre des choses mais ça ne les explique pas musicalement. » Le Dr Cohen confirme que l’oreille relative est entraînée chez tous les musiciens. « Quand vous entendez deux notes, vous identifiez la première et pouvez alors déterminer la deuxième. Elle permet de percevoir l'écart entre deux notes, pas la hauteur d'une note. » 

Une particularité innée, acquise et parfois invisible 

Un mystère règne toujours sur ce « super-pouvoir » du cerveau : son origine. L’oreille absolue est-elle génétique ou acquise ? Pour Laurent Cohen, plusieurs théories existent et aucune réponse n’a été établie. « Il y a une composante héréditaire. Cela ne se transmet pas comme la couleur des yeux mais on sait qu'il y a des prédispositions familiales qui sont probablement génétiques, comme toutes les synesthésies. En réalité, les gens qui ont une synesthésie ont des chances que dans leur famille proche, d'autres gens présentent cette même particularité. » Et si on ne sait pas vraiment comment l’oreille absolue se manifeste, on suppose qu’elle peut s’altérer avec le temps. L’âge peut avoir un effet sur l’ouïe. « Une amie musicienne avec l'oreille absolue m’a raconté que c’était devenu gênant. Avec l’âge, on entend les sons de plus en plus graves. Des notes habituellement aigües baissent en vieillissant et cela peut être déstabilisant », conclut le neurologue.  

Il arrive aussi que certaines personnes n’aient jamais appris la musique et par conséquent, ne se soient jamais rendu compte qu’ils connaissaient chaque note. La plupart des personnes qui possèdent cette caractéristique et qui l’utilisent ont appris la musique très tôt, rappelle le neurologue. « Il faut avoir appris la musique ou y avoir été sensibilisé avant l'âge de 8-10 ans, au plus tard. » Il est fréquent de penser qu’il s’agit d’un phénomène tout à fait normal, partagé par le reste du monde, comme dans le cas des autres synesthésies. Saturax, qui a commencé le conservatoire à sept ans, raconte avoir réalisé à l’adolescence qu’il avait des facilités. « Quand j'étais petit, on avait des dictées au conservatoire et j'étais plutôt bon dans ce domaine. Je l'ai travaillé sans trop m'en rendre compte. Pour moi, c’était normal. » Il a donc développé ce don, d’abord en musique classique où il « relevait » facilement les partitions. Puis dans le rock et le jazz. « Comme il n’y a pas de partitions dans ces genres musicaux, il faut beaucoup de temps pour “relever” un artiste. L’oreille absolue m’a beaucoup aidé à m’inspirer, à comprendre comment les guitaristes jouaient et à reproduire les notes. »