Le chanteur The Weeknd, le 19 octobre 2017 à San Antonio (Texas)

Le dernier album du chanteur The Weeknd est la deuxième meilleure vente en 2020, derrière le groupe sud-coréen BTS.

afp.com/SUZANNE CORDEIRO

En ce début du mois de mars, Arnaud de Puyfontaine se sent pousser des ailes. Face à un aréopage d'analystes financiers, le PDG du groupe de médias et de divertissement Vivendi triomphe : "Souvenez-vous des débats que nous avions autour de l'avenir de la musique en 2014, et regardez où nous en sommes aujourd'hui !" La raison d'un tel enthousiasme ? Plusieurs marques d'intérêt d'investisseurs viennent de lui parvenir. Toutes le confortent dans ses estimations : une fois introduite en Bourse, la major Universal Music serait valorisée plus de 30 milliards d'euros, soit davantage que sa société mère, Vivendi, propriétaire également de la chaîne cryptée Canal +, de l'éditeur Editis et du spécialiste de la communication Havas. Pas mal pour le leader mondial d'une industrie que l'on disait moribonde depuis la disparition du CD et l'explosion du téléchargement illégal.

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Ces six dernières années, le dinosaure de la musique a retrouvé une nouvelle jeunesse avec le développement du numérique et ses stars internationales, Billie Eilish, Drake, The Weeknd... Son chiffre d'affaires a crû de 4,5 à 7,4 milliards d'euros l'an dernier et plus de la moitié provient désormais des abonnements en ligne et du streaming gratuit. La mise à disposition des catalogues musicaux sur YouTube, Facebook, TikTok..., mais aussi sur des plateformes payantes (Spotify, Tencent Music, Deezer, Amazon Music, Apple Music...) a donné un second souffle à tout le secteur, qui est revenu à ses niveaux de 2002, soit 18,8 milliards d'euros en 2020, en hausse de 7,4%. De quoi redonner confiance aux investisseurs.

"Il y a quelques années de cela, il suffisait de dire que vous travailliez dans la musique pour les voir aussitôt prendre leurs jambes à leur cou, se souvient Bertrand Burgalat, président du syndicat national de l'édition phonographique. Aujourd'hui, les mêmes se pressent aux portes des labels."

La valorisation de Warner Music a été multipliée par cinq

Qui mieux que Warner Music incarne ce revirement historique ? En 2011, la maison de disques d'Ed Sheeran, de Coldplay ou de David Bowie quitte la Bourse américaine du Nasdaq ; elle est reprise par le milliardaire Len Blavatnik et son fonds Access Industries après trois années de pertes. Montant de l'opération : 3,3 milliards de dollars. Neuf ans plus tard, le groupe fait son retour à New York, valorisé cette fois... 17,6 milliards de dollars ! "Cette opération a rejailli sur l'ensemble de la filière, comme les labels indépendants, qui sont désormais plus volontiers soutenus par des fonds ou des family offices", ajoute Bertrand Burgalat. Le français Believe Digital, maison de Jul ou de Vianney, compte en profiter pour faire ses premiers pas à la Bourse de Paris cette année.

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L'appétit revenu des investisseurs a aussi fait naître de nouveaux acteurs. Depuis 2018, la société londonienne Hipgnosis a commencé à rafler les droits sur les catalogues de Shakira, Metallica ou encore la moitié de ceux de Neil Young. En début d'année, le fonds disposait de 60 800 morceaux - dont les indéboulonnables références de Noël All I want For Christmas Is You de Mariah Carey (1994) ou l'album Christmas de Michael Bublé (2011). A chaque écoute sur Internet, au moindre passage dans une publicité, une série télévisée ou un jeu vidéo, au cinéma ou à la radio, Hipgnosis perçoit des royalties sur les chansons diffusées sans jamais avoir produit le moindre artiste. Au total, 1,47 milliard d'euros ont été dépensés par son PDG, Merck Mercuriadis, afin d'acquérir ces précieux droits, qu'il compare à des placements aussi sûrs que l'or ou le pétrole. Avec l'arrêt des concerts en période de pandémie, les artistes se laissent séduire par ces propositions alléchantes.

Primary Wave (Ray Charles, Whitney Houston...) ou encore Round Hill Music (Frank Sinatra, The Beatles...) en profitent également pour faire leurs courses. L'avenir leur semble d'autant plus radieux que le streaming payant a de beaux jours devant lui. Selon les chiffres de la Fédération internationale de l'industrie phonographique, 443 millions de personnes sont abonnées à une plateforme musicale, ce qui représente 62,1% des revenus du secteur. Ce volume pourrait quadrupler d'ici à 2030. "Plus de la moitié de la population mondiale réside en Asie, souligne Simon Robson, président international de Warner Music. Cela laisse une marge de progression très importante."

Fortnite et Roblox : de nouvelles opportunités

Mais ce retour en grâce a un coût. Au total, près de 70% de la production mondiale se trouve entre les mains de trois majors (Universal Music, Warner Music, Sony Music) contre cinq aux débuts des années 2000 (on comptait aussi EMI et BMG). La crise du disque a poussé à la concentration. Ensuite, avec la numérisation des catalogues et l'accès à l'Internet mobile, la distribution, elle aussi, se réduit aux Gafa américains, Spotify et Deezer en Europe, ou Tencent Music en Chine. Un tel pouvoir peut poser des problèmes. "Au contraire, chaque plateforme est différente, balaie Olivier Nusse, PDG d'Universal Music France. Le réseau social TikTok n'a rien à voir avec Spotify et permet de faire découvrir ou redécouvrir des morceaux dans des clips vidéo très courts. L'artiste Wejdene s'est ainsi fait connaître grâce à une séquence devenue virale." Les majors mettent aussi en avant les jeux en ligne pour diversifier leur distribution. Travis Scott a donné un concert en direct sur Fortnite et Ava Max a fait de même dans le monde virtuel de Roblox. "Les joueurs ont besoin de la musique afin d"enrichir leur expérience, ajoute-t-il. Cela nous ouvre d'autres horizons."

Tout irait donc pour le mieux si les artistes indépendants ne se plaignaient pas de leur traitement, bien différent de celui des stars des majors. Une récente étude souligne qu'ils ne peuvent accéder aux playlists de Spotify les plus écoutées - et donc les plus rentables -, toutes occupées par les chanteurs des grandes maisons. Elle indique notamment que "des règles du jeu équitables sont importantes non seulement pour les artistes mais aussi, à plus long terme, pour les consommateurs. Si la concurrence est faussée, cela risque d'entraver l'innovation, la diversité". Ce dossier sensible agite l'industrie. La rançon du succès.

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