Faut que je vous raconte

La musique en captivité : de Terezin à Auschwitz

© Artinun Prekmoung / EyeEm / Getty Images

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Par Vinvent Delbushaye

Il y a la grande Histoire. Il y a la grande Musique. Et parfois, les deux se rencontrent, se racontent et s’inspirent. Aujourd’hui, on va s’arrêter sur une période sombre – très sombre – de notre histoire mais au cœur de laquelle certains élans créateurs ont tout de même pu voir le jour et faire naître quelques étincelles.

Il faut que je vous raconte

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Nous sommes en 1939, depuis quelques années déjà, l’Allemagne nazie s’est dotée d’un vaste réseau de centres de détention de diverses tailles et de diverses utilités. Vous l’aurez compris, on va s’intéresser à la musique qui a pu se créer ou être jouée dans les camps de concentrations nazis, car oui, la musique a résonné de Treblinka à Birkenau, en passant par Terezin ou Matthausen. Certains compositeurs, ont, au cœur de la tourmente de leur déportation, poursuivi leur écriture musicale. Parfois contraints et forcés, mais parfois aussi d’une initiative beaucoup plus spontanée et personnelle. On peut y voir un vrai processus de survie culturelle, voire de résistance psychologique. C’est leur histoire que je voudrais vous raconter aujourd’hui.

© Guernica Picasso

Il convient déjà ici de distinguer deux types de musiques en captivité : d’un côté la musique officielle, commandée par les nazis, et utilisée pour rythmer la vie des camps, et d’un autre côté les initiatives créatrices personnelles, parfois secrètes, de compositeurs déportés pour continuer à exister, artistiquement parlant. Alors, c’est vrai que, le dernier endroit où on s’attendrait à entendre de la musique, c’est dans un centre de détention, voire d’extermination. Et pourtant, la musique était pour ainsi dire partout dans la journée type d’un détenu. Pour le meilleur et pour le pire, puisqu’elle les accompagnait autant lors de leurs déplacements que pendant le travail, lors de cérémonies privées censées divertir les gardiens ou, comble de l’horreur, lors de certaines exécutions.

" Quand cette musique éclate, écrivait Primo Levi, qui a connu l’horreur des camps, nous savons que nos camarades, dehors dans le brouillard, se mettent en marche comme des automates ; leurs âmes sont mortes et c’est la musique qui les pousse en avant, comme le vent les feuilles sèches, et leur tient lieu de volonté. " Si, dans les premières années (dès 1933), le chant était la forme musicale qu’on croisait le plus souvent, quelques années plus tard, avec l’arrivée toujours plus massive de nouveaux prisonniers, les choses se sont organisées autrement, et de véritables orchestres ont vu le jour. Alors, qu’on ne s’y trompe pas, la musique était une affaire sérieuse dans les camps, et elle devait être exécutée avec professionnalisme. A partir de 1944, on distribuait des instruments (ou on permettait à ceux qui les avaient pris avec eux, de les garder) et on recrutait avec soin parmi les détenus les musiciens les plus chevronnés. Une place enviée, évidemment, d’autant qu’elle donnait droit à plusieurs avantages, notamment un travail moins pénible et des repas plus copieux. Mais le jeu en valait-il la chandelle, quand il s’agissait de jouer pour les nouveaux arrivants, afin de calmer leurs esprits et d’endormir leur méfiance ? Cette proximité – un peu forcée – avec les bourreaux aura suscité chez bon nombre de musiciens des camps un grand sentiment de culpabilité après la guerre. Quoi qu’il en soit, on a recensé des orchestres officiels dans presque tous les camps principaux, certains comptant parfois même plusieurs orchestres, c’était le cas par exemple à Auschwitz qui possédait un ensemble de cuivres de 80 musiciens et un orchestre symphonique de 120 musiciens. L’idée étant de pouvoir accompagner en musique un maximum d’événements, mais aussi parfois d’en mettre plein la vue et démontrer le fonctionnement impeccable du camp à des délégations venues en inspection. Au répertoire : des marches, des hymnes bien sûr, mais aussi, en fonction des circonstances, de la musique de salon, des chants populaires, des musiques de films ou d’opérettes, des airs d’opéras et même de la musique savante comme la cinquième symphonie de Beethoven.

Jouer de la musique dans un camp de travail ou de concentration nécessitait bien sûr quelques aménagements. On ne disposait pas forcément de tout l’orchestre nécessaire pour jouer telle ou telle œuvre. C’est dans ce cadre que plusieurs arrangements ont été réalisés par des détenus (on le sait parce qu’on en a retrouvé des partitions, signées avec leur numéro de matricule), des partitions de tas d’œuvres du répertoire, mais désormais prévues pour violons, clarinettes et tubas, par exemple, qui étaient les instruments les plus courants là-bas. C’est en 2016 que Patricia Hall, qui est professeure à l’université du Michigan, a redonné vie à ces compositions arrangées par des prisonniers d’Auschwitz.

De la musique au camp de Terezin

"Die Schönste Zeit des Lebens" a été réalisé par deux détenus d’Auschwitz, Maximilian Pilat et Antoni Gargul, qui ont signé la partition de leur matricule. La musique des camps était donc parfois légère, parfois énergique, parfois grandiose ou parfois rassurante en fonction des circonstances dans lesquelles elle était employée, mais le répertoire n’aura pas été que traditionnel, populaire, ou emprunté au grand corpus classique, non : de la musique originale aura parfois créé dans les camps. On pourrait s’étonner, d’ailleurs, d’une activité musicale de création dans des circonstances si terribles. Il existait d’ailleurs un camp pas comme les autres, qui aura connu une vie musicale et culturelle sans commune mesure, et ce notamment grâce aux détenus : c’est le camp de Terezin. Terezin (ou Theresienstadt en allemand) se trouve aujourd’hui en République tchèque et abritait à partir de 1941 un camp réservé aux détenus âgés, intellectuels ou célèbres. On comptait parmi eux évidemment un grand nombre de musiciens et de compositeurs et c’est là que beaucoup d’œuvres – pas seulement musicales d’ailleurs mais aussi picturales – auront été créées dans des conditions de détention. Et vous allez voir qu’un tel élan créateur n’aura pas été que le fruit de cette concentration d’artistes en un même endroit.

© The original manuscript. Photo by Auschwitz-Birkenau State Museum

"Ich wandre durch Theresienstadt" – "J’erre à travers Theresienstadt", est écrit par Ilse Weber, l’une des nombreuses détenues de ce camp. Permettre aux prisonniers de composer, de créer en captivité aura aussi été, dans le cas de Terezin en tout cas, un formidable outil de propagande nazie et de désinformation. Quand en 1944, une délégation de la Croix-Rouge internationale est invitée à venir inspecter Terezin, tout a été maquillé, idéalisé pour offrir aux yeux du monde une image de " ghetto modèle ", ou de "ghetto confortable" si vous me passez l’expression. Un endroit qui offrait encore une certaine liberté dans la vie de tous les jours, notamment la liberté de créer. Mais pour servir cette illusion, il a d’abord fallu faire le grand ménage, en déportant plus loin des milliers de prisonniers, histoire de ne pas montrer la surpopulation habituelle. Les détenus qui restaient avaient été rhabillés, les façades repeintes, et même de faux commerces inaugurés. Le jour de l’inspection, on donnera une représentation d’un opéra créé à Theresienstadt par le compositeur juif, déporté là depuis 2 ans. Ce compositeur, c’est le tchèque Hans Krása. Histoire de montrer la joie et le bonheur, autant des musiciens que des spectateurs, on autorisa la représentation de son opéra Brundibar. Un opéra pour enfants à vrai dire écrit en 1938 à Prague mais dont le compositeur, le scénographe, tous les musiciens, et même tout le choeur d’enfants avaient depuis été déportés à Terezin. Et c’est en captivité que cet opéra Brundibar connaîtra son réel succès, avec pas moins de 55 représentations, soit environ une représentation par semaine.

Viktor Ullman

Après avoir passé 2 ans dans ce ghetto, Hans Krasa sera déporté à Auschwitz et mourra le jour de son arrivée. Et ce parcours funeste, il ressemble évidemment en tout point à celui d’autres artistes, d’autres compositeurs, eux aussi dans un premier temps déportés à Terezin et qui, là-bas en tout cas, ont pu – pendant quelques années – poursuivre leur activité créatrice. C’est le cas du compositeur Viktor Ullmann, qui composera en captivité son opéra L’Empereur d’Atlantis, ou le Refus de la Mort – vous imaginez, avec un titre pareil, c’est un véritable cri pour sa survie qu’il lance là. La trame de l’opéra est assez singulière d’ailleurs, puisqu’elle raconte la décision de la Mort de stopper son travail, en réponse aux ambitions cruelles et guerrières d’un empereur sanguinaire. Du coup, au cœur d’un conflit généralisé, tout à coup, plus personne ne meurt. Les combats sont devenus inutiles et l’empereur s’en trouve complètement déstabilisé. Jusqu’à la proposition de la Mort de reprendre son rôle initial, mais à une seule condition : que l’Empereur soit le premier à mourir. Et l’empereur va accepter, trop attaché à son goût pour la guerre, et préférant laisser derrière lui un monde en flammes que de vivre dans un monde en paix. C’est un opéra que Viktor Ullmann ne verra malheureusement jamais joué (en tout cas officiellement) car, même si les nazis permettaient, à Theresienstadt de composer librement, ils se réservaient toujours le droit de censurer l’une ou l’autre œuvre, et il faut croire que celle-là ne leur aura pas plu.

Comme presque tous les compositeurs retenus là-bas, Viktor Ullmann sera finalement envoyé à Auschwitz où il sera gazé dès son arrivée. C’était le cas – le même jour d’ailleurs – du compositeur Hans Krasa, qu’on écoutait tout à l’heure, et dans ce même convoi, on trouvera aussi un autre compositeur, Pavel Haas. Pavel Haas était arrivé à Terezin en décembre 1941. Il avait fait croire qu’il était récemment divorcé, ce qui a permis de sauver sa femme et sa fille qu’on n’a pas cherchées plus loin. Pavel Haas avait une santé précaire et son moral, en cette fin d’année 1941, était au plus bas, mais ses acolytes compositeurs qu’étaient Viktor Ullmann et Hans Krasa le pousseront à trouver, à retrouver dans la musique une manière de se raccrocher à quelque chose et à témoigner – à travers son art – de ce qu’il vivait au quotidien. Après tout, peut-être que ses œuvres lui survivraient et qu’elles parleraient pour lui quand il ne serait plus là. Et ce sera effectivement le cas : c’est en captivité qu’il composera son Etude pour orchestre à cordes, une musique nerveuse et palpitante, qui reflète bien l’angoisse des prisonniers traqués à longueur de journée. Pavel Haas connaîtra le même sort – et à la même date – que ses amis compositeurs, tous exterminés à Auschwitz en octobre 1944.

Alma Rosé : une rigueur qui a sauvé des vies

Alma Rosé et son père

Jiří Bělohlávek était aux commandes de l’Orchestre Philharmonique de chambre de Prague dans l’Etude pour orchestre à cordes du compositeur Pavel Haas. On va quitter le camp de Terezin ou Theresienstadt, aux allures de camp modèle – c’est en tout cas ce que les nazis ont voulu faire croire au monde – en y accueillant principalement les intellectuels, les artistes et les célébrités et en leur permettant de poursuivre leurs créations artistiques, pour un autre camp, sans doute le plus tristement célèbre, c’est celui d’Auschwitz-Birkenau. On le sait maintenant, la musique y était présente et même institutionnalisée, pour accompagner les départs et les retours du travail, mais aussi les visites officielles ou pour la simple distraction des gardiens et des officiers. Et il existait notamment un orchestre de femmes, créé en 1943 et qui était piloté par une certaine Alma Rosé. Si le prénom vous fait penser à l’épouse de Gustav Mahler, eh bien dites-vous que cette Alma Rosé était la nièce du célèbre compositeur. Elle dirigeait déjà à Vienne un orchestre exclusivement féminin (avec un certain succès, il faut le dire), et quand elle est arrêtée et déportée en juillet 1943, on lui assigne assez vite la direction d’un orchestre qui avait été créé quelques mois plus tôt, ce sera l’Orchestre des femmes d’Auschwitz, actif jusqu’en janvier 1945. Jouer dans un orchestre à Auschwitz ne plaisait pas à tout le monde : cela équivalait – pour certains – à mettre l’horreur absolue en musique, mais il faut bien se rendre compte que la pratique de la musique, outre le fait d’offrir la seule évasion possible dans ce genre de circonstances, eh bien pouvait aussi vous sauver la vie tout simplement : les membres des orchestres se voyaient par la force des choses (et pour pouvoir exercer leur fonction) protégées de l’extermination ou des travaux forcés (en tout cas jusqu’en janvier 1945). Alma Rosé va donc prendre la tête de l’Orchestre des femmes d’Auschwitz, et, dès son arrivée, elle va en doubler, voire en tripler l’effectif, qu’elle va recruter elle-même. Une tâche lourde puisqu’elle savait pertinemment que celles qu’elle ne prendrait pas seraient vouées à une mort certaine. Alma Rosé engageait des musiciennes mais aussi des copistes pour réaliser des partitions d’orchestre qu’elle leur dictait soit de mémoire, soit qu’il fallait réaliser à partir de transcriptions pour piano fournies par les SS. Les musiciennes étaient installées dans un espace un peu privilégié par rapport au reste du camp : elles avaient le droit de se laver, d’avoir des sous-vêtements, des draps, des couvertures. Alma Rosé aura même droit à sa propre cellule de 2 mètres et demi sur 3, ce qui lui sera reproché d’ailleurs, tout comme son intransigeance au travail : elle n’hésitait pas à sévèrement réprimander la moindre fausse note, le moindre mauvais comportement. Mais son caractère de fer s’appliquait aussi à ses gardiens puisque, si l’une de ses musiciennes était malade, elle négociait fermement avec ses geôliers un suivi médical sérieux, au nom de la survie de l’orchestre. C’est une exigence qui a donc sans doute sauvé des vies, mais aussi en tout cas permis à certaines de se détourner ou d’oublier un temps les horreurs auxquelles elles étaient confrontées en permanence. Alma Rosé est morte dans des circonstances assez mystérieuses en avril 1944. On dit qu’elle aurait été empoisonnée par la femme du Commandant du camp Joseph Kramer, mais on n’en connaîtra probablement jamais les circonstances exactes. Alma Rosé aura néanmoins réussi – au cœur de l’horreur et par son engagement musical – à sauver de nombreuses vies.

 

Messiaen emprisonné

On ne pourra évidemment pas citer ici tous les exemples de pratique musicale dans les camps nazis, du plus modeste ensemble tzigane à l’orchestre le plus fourni, ni faire la liste de tous les musiciens qui auront, dans les conditions les plus terribles, poursuivi leur travail créateur. Mais Olivier Messiaen est une figure incontournable. Alors bien sûr, on n’est pas à proprement parler ici dans l’univers des camps de concentration : Olivier Messiaen était soldat quand il a été fait prisonnier en juin 1940, et le Stalag de Görlitz, dans lequel il aura été détenu, était soumis à l’époque à la Convention de Genève, ce qui donnait quand même un minimum de garanties aux prisonniers. Messiaen y reçoit même l’autorisation d’écrire sa musique, il faut dire que ses cochambreurs étaient respectivement violoncellistes, clarinettistes et violonistes. Et c’est donc en captivité dans ce Stalag – et sans encore trop savoir combien de temps il allait y rester – qu’Olivier Messiaen va composer son Quatuor pour la fin du Temps. Dans cette atmosphère de privations, de défaite, et dans les conditions sinistres du camp, il s’est inspiré de l’Apocalypse de Saint-Jean, dans laquelle un Ange annonce la fin du monde en déclarant "Il n’y aura plus de temps". Et cette déclaration, il la prend au pied de la lettre en s’affranchissant tout à coup de l’utilisation classique du temps musical. C’est une œuvre dans laquelle les temps égaux n’existent plus et où les rythmes ne font qu’augmenter et diminuer.

Voilà qui nous aura menés au terme de cette histoire, et qui nous aura permis de nous rendre compte de l’existence, envers et contre tout, de la musique dans les heures les plus sombres de l’histoire. Qu’elles aient été commandées, forcées ou à l’inverse, utilisées comme ultimes planches de salut, ces œuvres, aujourd’hui, sont là, et témoignent non seulement des circonstances, mais aussi de la capacité qu’ont eue des hommes et des femmes pour exister – en musique – au-delà de tout.

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