L’Institut national de musique d’Afghanistan réduit au silence depuis l’arrivée au pouvoir des talibans
Par Camille MarigauxEntretien. Depuis le retour au pouvoir des talibans, l'Institut national de musique d’Afghanistan, établissement emblématique de la vie culturelle du pays, est fermé. Les élèves sont reclus chez eux, et les instruments se taisent, par peur des représailles. Son responsable conserve espoir depuis l'Australie.
C'est depuis Melbourne qu’Ahmad Sarmast, directeur de l’Institut national de musique d’Afghanistan, suit la situation à Kaboul. Arrivé en Australie environ un mois avant la prise de pouvoir des islamistes, il espère que son établissement, créé en 2010 et aujourd’hui à l’arrêt total, pourra reprendre ses activités malgré les menaces qui pèsent sur les musiciens, les artistes et le système éducatif de son pays.
Il y a quelques jours, le porte-parole des talibans Zabihullah Mujahideen a déclaré que la musique était "haram" et illégale. Rien ne semble avoir changé depuis vingt ans à ce sujet-là. Comment accueillez-vous ces premiers signes négatifs ?
Jusqu'à présent, j'ai reçu cette position comme celle venant d’un membre du mouvement taliban, d’un individu, car nous n'avons toujours pas de décret officiel au sujet de la musique publié par les dirigeants talibans ou par la direction du nouveau gouvernement qui a été présenté mardi. Dans le même temps, je suis en contact avec les autorités de la commission d’éducation des talibans pour tenter d’en savoir plus sur leur opinion au sujet de la musique, de son avenir mais aussi de l’éducation musicale.
Ils n'ont pas encore fait connaître leur position, j'ai parlé avec eux mais ils m’ont seulement fait savoir qu’ils ne pouvaient rien me dire à ce sujet-là pour l’instant, que les activités de l’Institut devaient rester suspendues jusqu’à ce qu’une décision soit prise par la direction des talibans.
Êtes-vous confiant dans le fait qu’ils autorisent la musique en Afghanistan ?
Je ne suis pas confiant, mais disons que j'ai bon espoir. Et en même temps, la mise en place du nouveau gouvernement cette semaine mine cet espoir. Nous verrons bien, mais le passé des talibans sur ce sujet n’est pas encourageant.
Quel danger la musique représente pour les talibans ?
C'est une question que vous devriez leur poser à eux, à leurs idéologues comme à leurs dirigeants. De mon point de vue, la musique est le plus beau phénomène qui existe au monde, car elle peut énormément contribuer à plusieurs aspects de la vie humaine. Et ce que je comprends des restrictions des talibans, de leur attitude négative à l’égard de la musique est qu’elles sont principalement basées sur une interprétation étroite et restrictive de l’enseignement de l’islam dans son ensemble. Je parle d’interprétation étroite car il n’y a pas de référence explicite faite contre la musique dans le Coran, le guide principal des musulmans.
Toutes les activités sont suspendues pour le moment, à l’image de l’ensemble du système éducatif afghan.
Vous êtes un des fondateurs de l’Institut national de musique d’Afghanistan, quelle est son histoire ?
L'Institut a été créé en 2010 avec un certain nombre d'objectifs, notamment celui d’améliorer la société et la vie des communautés afghanes. Mais le principal objectif était de rendre au peuple afghan son droit à la musique, de faire revivre la tradition musicale de notre pays, de connecter l’Afghanistan au reste de la communauté internationale, et surtout d’utiliser le pouvoir transformateur de la musique pour changer la vie de tous ces enfants défavorisés d’Afghanistan, ces orphelins, ces enfants des rues et ces petites filles.
L’Institut national de musique est devenu en très peu de temps l’une des structures éducatives et culturelles les plus influentes d’Afghanistan, largement reconnue, à l'échelle nationale et internationale. Actuellement, nous avons trois cent cinquante étudiants, un tiers sont des filles, le reste des jeunes garçons, issus de parcours et d’origines différents.
Quelle est aujourd’hui la situation de l'Institut, trois semaines après la prise de Kaboul par les talibans ?
Toutes les activités sont suspendues pour le moment, à l’image de l’ensemble du système éducatif afghan d’ailleurs, comme vous le savez sûrement. Les talibans tentent de définir leurs politiques en matière d'éducation, et veulent aussi s’assurer que ce système éducatif réponde à leurs propres critères. Par conséquent, les activités de l’Institut sont suspendues, et j’espère qu’avec la réouverture des écoles nous pourrons reprendre également le travail et continuer à apporter une éducation musicale de qualité à tous les garçons et les filles du pays.
Les membres de l’équipe de l’Institut et les élèves ont-ils reçu des menaces de la part des talibans ?
Actuellement, le personnel et les élèves de l’Institut sont réfugiés chez eux. À ma connaissance, ils n’ont reçu aucune menace directe de la part des talibans parce qu’ils ne les ont pas rencontrés. L’école est intacte. Nos installations, les infrastructures et les instruments n’ont pas été endommagés. Et nous espérons que l’Institut ne sera pas bientôt vandalisé.
Plus globalement, les musiciens et les artistes afghans restés sur place sont-ils en danger ?
Aujourd’hui, la majorité des musiciens afghans se trouvent dans le pays. Ils sont prudents, et font au jour le jour, en attendant que les talibans se décident en qui concerne leur avenir et celui de la musique. Tous attendent patiemment cette décision. Mais cette incertitude quant au futur est synonyme de risques. D'abord pour leur sécurité, mais aussi sur le plan économique aussi puisque ces artistes ne peuvent pas travailler et gagner d’argent pour le moment.
Le peuple afghan peut guérir grâce à la musique.
Qu'est-ce que l’Institut, et la liberté d’enseigner et de faire de la musique a apporté à votre pays ces vingt dernières années ?
En Afghanistan, la musique a toujours été un élément important de la vie sociale et culturelle. Comme je l’ai dit, j’espère et je crois fermement que la musique peut contribuer à de nombreux aspects de la vie quotidienne dans notre pays, depuis le processus de guérison du peuple jusqu'à la réunification de l’Afghanistan, en passant par l'amélioration de la vie des enfants, la promotion de l'égalité entre les hommes et les femmes, et la connexion de l’Afghanistan avec le reste du monde. Pour moi, cela fait quarante ans que l'Afghanistan est en guerre civile. Mais je suis aussi certain que le peuple peut guérir grâce à la musique, et que notre pays doit bénéficier du pouvoir réunificateur de la musique.
Qu'attendez-vous désormais des talibans pour votre Institut et pour votre pays ?
D’abord je veux que l’Institut puisse reprendre le cours de sa vie, que notre équipe soit aussi active qu’il y a trois semaines, qu’elle continue à éduquer les jeunes à la musique, à préserver le patrimoine musical afghan. Mais aussi que la musique et l’Institut participent à la diplomatie culturelle entre l’Afghanistan et le reste de la communauté internationale.
Une collecte des fonds a été organisée via l'association des amis de l'Institut national de musique d'Afghanistan pour venir en aide aux musiciens et élèves restés sur place.
Références