Le pouvoir expressif et affectif des tonalités

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Le pouvoir expressif et affectif des tonalités

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Le pouvoir expressif et affectif des tonalités
Le pouvoir expressif et affectif des tonalités
© Getty - Universal History Archive

Depuis la musique modale de la Grèce antique et à travers l’histoire de la musique classique, les différentes tonalités musicales expriment prétendument des sentiments uniques de manière innée. Les 24 tonalités musicales possèderaient-elles réellement des pouvoirs expressifs et affectifs ?

Do majeur est-il « gai et guerrier » comme l’affirme Marc-Antoine Charpentier en 1690 ? Mi majeur convient-il « aux chants tendres et gais, ou encore au grand et au magnifique » comme écrit Jean-Philip Rameau en 1722 ? Lorsque Ludwig van Beethoven compose son opéra Fidelio, ses tonalités sont sélectionnées avec soin. Il accorde ainsi à Pizarro, personnage complexe, un accord en sol dièse majeur (tonalité avec six dièses et un double dièse), afin d'exprimer musicalement la complexité de son caractère.

Pour d’innombrables compositeurs et théoriciens depuis la Grèce antique jusqu’au début du XXe siècle, chaque tonalité exprime une émotion précise. Mais si le pouvoir affectif des tonalités est un fait remarqué par de nombreux compositeurs, ces mêmes tonalités évoquent différents avis quant aux émotions exprimées. 

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En 1739, par exemple, le théoricien et compositeur Johann Mattheson affirme que la tonalité de mi majeur représentait le désespoir absolu, alors que pour Hector Berlioz, près d’un siècle plus tard, la tonalité est des plus brillantes, splendides et nobles. Qu’en est-il donc du pouvoir expressif des tonalités ? 

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L’origine de l’affect des tonalités

L’idée d’une capacité expressive et affective des tonalités est intrinsèquement liée à l’histoire et l’évolution du tempérament. Même avant l’arrivée des tonalités entre les XVIe et XVII siècles, les modes de la musique de la Grèce antique, nommés « harmoniai », portaient déjà leurs propres pouvoirs affectifs. 

Dans La République, Platon avisait même contre l’usage de certains « harmoniai » auprès des jeunes, par peur de corrompre leur comportement ainsi que leur morale. Les soldats, quant à eux, devaient éviter la musique avec des « harmoniai » sans virilité comme le lydien, le mixolydien ou l’ionien. 

Au cours des XVIe et XVIIe siècles, de nombreuses évolutions artistiques, technologiques, et philosophiques mènent la musique vers la tonalité, une nouvelle forme de conception conçue afin de s’éloigner de l’austérité médiévale de la musique modale. Le tempérament selon la quinte pure, jusqu’alors vénéré dans la musique modale depuis Pythagore et Boèce, est remplacé par un tempérament qui favorise la tierce majeure pure (en réduisant l’intervalle de la quinte), le tempérament mésotonique. 

Si ce nouveau tempérament, développé par Pietro Aaron et Gioseffo Zarlino, permet aux compositeurs d’employer des différentes tonalités et d’explorer une musique instrumentale aux harmonies progressivement plus complexes, il est inégal dans la pureté de ses intervalles entre chaque demi-ton. Ainsi, certaines tonalités sont considérées plus « pures » que d’autres, ce qui mène de nombreux théoriciens et compositeurs à percevoir une variété de couleurs et d’émotions parmi les différentes tonalités.

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L’inégalité variable de ce nouveau tempérament crée une variété d'accordages uniques tels que Werckmeister, Kirnberger, Neidhardt et Vallotti : chaque tonalité et manière d'accorder ont leur propre couleur, que les compositeurs tels que Charpentier, Rameau, Rousseau, Bach, Haendel, Mozart, et Beethoven prétendent ressentir et exploitent consciemment.

Par leurs différences micro-tonales d’intervalles, source importante des caractéristiques pour chacune des tonalités, le tempérament inégal offre aux compositeurs une variété essentielle afin d’enrichir les capacités expressives de leur musique. 

Prenons pour exemple : les 48 Préludes et Fugues de Johann Sebastian Bach. Faussement qualifiée d'œuvre à tempérament « égal », du fait que les 12 tonalités soient jouables sur le même instrument, les préludes et fugues de Bach sont en réalité une démonstration des caractéristiques uniques de chaque tonalité, jouées l’une après l’autre sur un seul instrument sans avoir à accorder ce dernier et en évitant les diverses complications de modulations de tonalités. 

Emotion innée, convention, ou psychologie ?

Mais d’où proviendrait ce mystérieux pouvoir affectif des tonalités? L'une des possibilités proviendrait de l'usage de certains instruments. L'association de ré majeur à la puissance et à la gloire religieuse serait liée à la puissance majestueuse des trompettes naturelles, souvent accordées en ré. Du côté des instruments à cordes, les tonalités à cordes ouvertes (sol majeur, ré majeur et la majeur) sont naturellement plus brillantes et ainsi plus puissantes. 

L’affect des tonalités serait également le fruit d’une association de certains sentiments avec des tonalités précises par le biais d’œuvres majeures précédentes : Beethoven aurait-il choisi la tonalité de ré majeur pour sa Missa solemnis après avoir découvert les Gloria, Credo et Sanctus en ré majeur de la Messe en si mineur de Bach, le Messie de Haendel (et son puissant Hallelujah en ré majeur), ainsi que la Missa Brevis en ré majeur de Mozart ? Plutôt que par un pouvoir « inné », la conception de l’affect serait ainsi en partie le fruit de fortes impressions reçues par les compositeurs et des publics. 

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Malgré ces explications concrètes, l’envie au XIXe siècle de trouver une réponse au mystère de l’affect des tonalités poussent de nombreux théoriciens vers un raisonnement ancré dans la psychologie. Ainsi, les tonalités majeures sont naturellement joyeuses et brillantes, alors que les tonalités mineures sont sobres et sombres. A cela s’ajoute les altérations harmoniques : le dièse rend une tonalité plus brillante et le bémol, inversement, encore plus sombre (une idée déjà évoqué depuis la fin du XVIIe siècle par Charpentier et Rousseau).

Quel "la" choisir ?

Les différentes tonalités sont en effet uniques et distinctes, mais comment accorder cela avec les différentes fréquences du même ton utilisées pour accorder des instruments, non seulement à travers l’Europe mais également au sein d’un seul et même pays ? 

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, aucun accordage unique n’est partagé entre les différents pays européens. Aujourd’hui réglé à 440 Hz (une onde à 440 cycles par seconde), le la en Angleterre au début du XVIIIe siècle se trouve autour de 380 Hz, alors que le la des orgues de Johann Sebastian Bach à Hamburg, Leipzig et Weimar est réglé à 480 Hz, soit une différence de presque 4 demi-tons. 

Peut-on parler d’un affect lié aux différentes tonalités si ces tonalités ne sonnent pas de la même façon d’un pays à l’autre ? Si les mêmes notes ne sont pas accordées de la même manière entre chaque pays, les relations entre les tons selon les tonalités restent les mêmes : ainsi, les couleurs de chaque tonalité ne sont pas impactées.

1917 : le tempérament égal, ou la fin du pouvoir affectif des tonalités

Le début du XXe siècle signale un changement majeur dans l’histoire de la musique : l'implémentation du tempérament égal, une répartition des douze demi-tons de l’octave en intervalles chromatiques complètement égaux. Basé sur les gammes pythagoriciennes construites autour des quintes, le tempérament égal est déjà en circulation depuis des siècles, si ce n’est de manière jusqu’alors mathématiquement imprécise, par manque de moyen de mesurer correctement la fréquence des intervalles. 

Ce n’est qu’en 1917 que le tempérament égal est finalement maîtrisé, avec la publication de l’ouvrage « Modern Piano tuning and Allied Arts including Principles and Practice of Piano Tuning » de William Braid White (1878-1959), théoricien et technicien-accordeur de pianos. Ayant développé une méthode scientifique capable de mesurer les battements d’ondes entre chaque intervalle, White permet ainsi au piano d’être accordé de manière « égale » entre chacun des tons. 

L'ère du tempérament égal est arrivé, et remplace progressivement les tempéraments inégaux du XIXe siècle, qui donnent selon White « un caractère précis à chaque tonalité » mais qui empêchent le pianiste de moduler librement vers toutes les tonalités.

L’adoption progressive du tempérament égal au début du XXe siècle implique une homogénéisation des différentes tonalités afin que chacune puisse être jouée de manière similaire. Mais cette homogénéisation efface également les différentes couleurs et nuances affectives associées aux différentes tonalités. 

Cependant, si ce nouveau tempérament efface certaines nuances, il en présente d’autres. Maintenant parfaitement maîtrisé, le tempérament égal mène la musique vers de nouveaux horizons et une modernité musicale loin de l’expression affective, notamment la polytonalité, la musique atonale, le dodécaphonisme, la tonalité symétrique et même le jazz pour piano. 

Aussi, le tempérament égal ne serait qu’un tempérament parmi plusieurs, adapté aux répertoires modernes du XXe siècle mais inapproprié selon certains pour la musique des siècles passés, au risque d’effacer ses pouvoir affectifs.

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