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Au Maroc, les femmes bousculent les codes de la musique gnaoua

Au festival d’Essaouira, l’artiste Asmaa Hamzaoui a brisé un tabou en jouant du guembri lors d’une cérémonie ésotérique, un rôle jusqu’à présent réservé aux hommes.

Par  (Essaouira, Maroc, envoyé spécial)

Publié le 24 juin 2019 à 18h01

Temps de Lecture 4 min.

Asmaa Hamzaoui sur la scène du festival Gnaoua et Musiques du monde, à Essaouira, au Maroc, en juin 2018.

Samedi 22 juin, la soirée est déjà bien avancée à Essaouira et le vent souffle avec rudesse sur cette ville du littoral atlantique marocain. Mais la place Moulay-Hassan, au cœur de la médina, ne désemplit pas. Le public enthousiaste, quelque 200 000 personnes de tous âges massées autour de la scène principale, profite de la dernière affiche du festival Gnaoua et Musiques du monde, qui s’achève après trois jours de concerts ininterrompus. Pour la clôture, la chanteuse britannique d’origine tamoule Susheela Raman opère une fusion envoûtante avec la troupe du mâalem (grand maître) Hamid El Kasri.

Au même moment à Dar Loubane, autre cadre, autre atmosphère. Dans ce caravansérail du XVIIIe siècle, une centaine de privilégiés, initiés et invités triés sur le volet, sont transportés dans l’ambiance plus intimiste des lila, cérémonies au cours desquelles se pratiquent les rituels ésotériques de l’art tagnaouite. Au programme toute la nuit, jeu de guembri (luth à trois cordes) et de crotales, chants et danses jusqu’à la transe, sous la houlette du mâalem. Mais cette nuit, fait exceptionnel, le maître des cérémonies est accompagné d’une femme, Asmaa Hamzaoui.

Si l’artiste régale l’auditoire de sa maîtrise de l’instrument sacré des Gnaoua, elle peine à cacher sa nervosité. Sans doute est-elle consciente de transgresser un tabou par sa présence dans cet univers masculin très fermé. Car dans la tagnaouite, les femmes sont habituellement reléguées au rang de chauffeuses de salle, au mieux de guérisseuses lors des lila, et n’ont pas le droit de jouer du guembri.

« Il n’y a aucune raison sérieuse à cette interdiction. Il s’agit juste de mauvaises habitudes très ancrées et d’un machisme dont même les femmes se sont accommodées », expliquait Asmaa Hamzaoui quelques heures avant sa lila. En dehors de la scène, où elle se pare d’une splendide tunique traditionnelle, la femme de 21 ans présente l’allure mi-rebelle mi-glamour des chanteuses pop afro-américaines : tresses longues, vêtements de sport et lunettes à paillettes.

Une nouvelle venue nommée Hind Naira

Révélée au public du festival d’Essaouira en 2018, Asmaa Hamzaoui s’était alors produite pour la première fois en concert lors d’une fusion remarquée avec la chanteuse malienne Fatoumata Diawara. La native de Casablanca, ville portuaire de l’ouest du Maroc, a commencé à gratter du guembri dès l’âge de 6 ans, entraînée par son père, Rachid Hamzaoui, un mâalem respecté, qu’elle a ensuite accompagné dans des cérémonies privées. Plus tard, elle forme sa propre troupe, Bnat Timbuktu (« les filles de Tombouctou »), « afin de permettre aux femmes de mieux s’affranchir des codes machistes de la musique gnaoua et de favoriser leur visibilité ».

C’est avec cette troupe exclusivement féminine qu’elle a réalisé son album, Ouled Laghba (« les enfants de la forêt »), et qu’elle se produira lors du festival de Roskilde, début juillet, au Danemark. Un début de reconnaissance internationale pour celle qui est, pour l’heure, la seule femme à jouer du guembri. Avec bonheur, Hind Naira lui emboîtera bientôt le pas. Dans le secret des zaouia, lieux de cérémonies et d’initiation, la jeune femme de 20 ans se forme actuellement à l’art du guembri. Avec la particularité de ne pas être descendante d’une famille de mâalem.

Sur place, à Essaouira tout comme au sein des confréries de Tanger ou Rabat, l’arrivée des femmes sur le devant de la scène provoque de vives oppositions. De nombreux « puristes » observent le phénomène d’un mauvais œil. Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, cette méfiance ne vient pas toujours des anciens, mais davantage de la nouvelle vague masculine de mâalem. « Les femmes peuvent jouer du guembri. Mais cela doit se limiter à la partie profane et de divertissement. Car tenir une lila jusqu’à l’aube et gérer les transes, cela demande une énergie particulière », souligne, avec un brin de misogynie, Houssam Gania.

« Elle a suivi toutes les étapes d’initiation »

Le mâalem de 21 ans, qui se targue pourtant d’être « ouvert sur le monde et à la modernité », est le descendant d’une longue lignée de maîtres gnaoua et le successeur de la confrérie de son père, Mahmoud Guinia, disparu en 2015. La veuve de ce dernier, Malika Guinea, est quant à elle une figure de l’ombre célèbre dans la tagnaouite. Depuis 1985, elle tient le rôle de muqadma (guérisseuse) lors des lila et gère en parallèle la carrière de son fils. Elle ne dit pas autre chose que lui : « Le guembri est sacré et je ne me vois pas assumer ma fonction devant une autre femme. » Tout au plus consentira-elle à tenter l’expérience si, un jour, les femmes parviennent au rang le plus élevé de la tagnaouite. Combien de temps pourrait-elle encore attendre avant d’avoir l’occasion d’officier devant la première mâalema ?

Car Asmaa Hamzaoui n’a pas encore acquis le titre de grande maîtresse de la tagnaouite, un pouvoir qui se transmet de père en fils. Elle joue du guembri « au même niveau que certains maîtres confirmés et a suivi toutes les étapes d’initiation », selon Karim Ziad, codirecteur artistique du festival d’Essaouira. Pourtant, elle n’est toujours pas habilitée à présider les cérémonies rituelles, à l’inverse de la nouvelle vague masculine de mâalem. « Cela prendra du temps de briser les conservatismes », croit savoir la joueuse de guembri. Elle peut compter sur le soutien de son père, Rachid Hamzaoui, qui « rêve d’être le premier mâalem à transmettre la succession à une femme ». Mais le maître a-t-il seulement le choix, lui qui n’a eu que des filles ?

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