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Aux « algoraves », on danse sur une musique codée en direct

Depuis 2012, ces événements musicaux font danser grâce à des artistes qui codent en direct leurs morceaux. Reportage dans l’une des premières soirées du genre qui s’est tenue à Paris, début avril.

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Publié le 13 avril 2019 à 16h24, modifié le 15 avril 2019 à 13h58

Temps de Lecture 40 min.

Le live-codeur Lil Data lors d’un concert à Paris, le 6 avril.

Dans un noir abyssal, des arabesques, formes géométriques et autres fragmentations multicolores propres au glitch art envahissent les murs. Des lignes de code informatique sont projetées, ajoutant à la confusion graphique. Le son n’aide pas à reprendre pied : deux enceintes crachent une musique électronique, tour à tour électrisante, expérimentale – voire cacophonique. L’atmosphère est moite, l’ambiance entêtante.

Une quarantaine de personnes dansent, yeux mi-clos, serrées sur la piste improvisée de ce petit sous-sol surchauffé du XXe arrondissement de Paris. Le concert a lieu, samedi 6 avril, dans l’espace Nogozon, QG d’une association culturelle de quartier franco-turque qui se revendique antisystème. « On se reconnaît dans l’esprit hacker ! », articule Nelson, bénévole de l’association, entre deux hochements de tête.

Un hacker ? Certes, Lil Data, l’artiste de ce soir, ne fait pas comme n’importe quel DJ : lui n’a nul besoin de platine ou de table de mixage. Un ordinateur lui suffit. Se trémoussant devant son écran, dos au public, il pianote frénétiquement sur son clavier à intervalles réguliers. Mais Lil Data ne pirate pas un réseau : il crée en direct des sons grâce à des lignes de code.

Entre hackathon et night-club

Si ce concert paraît futuriste, la technique du « live coding », une forme de programmation improvisée, est pourtant utilisée en musique depuis près de deux décennies. C’est notamment à Sheffield – une ville du nord de l’Angleterre – que tout démarre, sous l’impulsion de Nick Collins et Alex McLean, deux musiciens et chercheurs.

Tous ces joyeux geeks ont créé en 2004 Toplap, une organisation pro-live coding

« Dans les années 2000, on a commencé à vouloir écrire du code qui ferait danser. Petit à petit, d’autres personnes à travers le monde s’y sont mises à leur tour. Depuis, plus de 80 villes ont accueilli des algoraves ! », raconte Alex McLean. Tous ces joyeux geeks ont créé en 2004 Toplap, une organisation pro-live coding dans la vidéo et la musique. Huit ans plus tard, en 2012, apparaît le terme « algorave » – contraction d’« algorithme » et de « rave », rassemblement techno – pour caractériser la musique dansante codée en direct.

« On peut utiliser le live coding pour n’importe quel genre musical. Techno, bassline, filter house, bleep, footwork, drill and bass… Ce n’est vraiment pas comme coder la base de données d’un site d’e-commerce, c’est bien plus accessible. Il suffit de comprendre que le pattern [motif rythmique de base], c’est du texte », explique Alex McLean.

Lui a créé, en 2009, le logiciel TidalCycles, conçu pour le live coding musical, très utilisé dans les algoraves. « Mais il en existe des douzaines d’autres, presque tous “open source” [codes rendus publics, accessibles à tous]. »

« Vous faites partie du club des super-nerds »

A Paris, Alison, 19 ans, s’affaire au sous-sol. Derniers réglages. L’étudiante en électronique organise l’algorave de ce soir : quatre sets d’une vingtaine de minutes pour fêter la création de Toplap France. Sa dégaine – tee-shirt bariolé aux motifs pixélisés, cheveux mi-longs bruns et lunettes à grosse monture noire – ne trompe pas : elle pratique le live coding depuis trois ans, sous le nom de Merristasis. « L’ordinateur est le médium qui me convient pour faire de la musique. La progression ligne après ligne correspond à ma réflexion », raconte-t-elle en branchant un câble.

Les rires se tarissent. Tous suent à grosses gouttes derrière leurs ordinateurs bardés de stickers

Au rez-de-chaussée, avant son set, Lil Data initie une dizaine de curieux à TidalCycles. « Le but, c’est de faire des sons étranges avec des ordinateurs », résume-t-il. Rires dans l’assistance. Il reprend : « Tout est basé sur l’idée d’un cycle, d’un beat. » En quelques obscures lignes de code, une musique est créée. Le professeur d’un jour parle de « patterns », « samples », « fonctions » et même de « cheat codes ». Les rires se tarissent. Tous suent à grosses gouttes derrière leurs ordinateurs bardés de stickers.

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On sert des cafés. Augustin en a bien besoin : « J’ai déjà mis un quart d’heure à installer le logiciel… » Cet ingénieur mathématicien de 25 ans, guitariste et bassiste de longue date, cherche à « stimuler [sa] créativité avec de nouveaux outils ». Pris à Berlin d’une passion pour l’électro, il a découvert l’algorave sur Facebook.

A une autre table, Romain et Guillaume, jumeaux de 25 ans, se chamaillent. « J’ai rencontré Lil Data, depuis, je m’intéresse au live coding. J’ai traîné mon frère ici ! », dit Romain. Reste que Guillaume lui a chipé l’ordinateur et code furieusement. « On n’a pas le même sens esthétique… », râle-t-il dans sa barbe. Voyant les apprentis algoraveurs à la peine, Lil Data les rassure : « Vous faites partie du club des super-nerds maintenant ! »

« Une dynamique d’improvisation, comme le jazz »

Une fois la salle prête – vidéoprojecteur, enceintes, fils en tout genre – et la nuit tombée, le public se masse. Looks excentriques – ici des oreilles de chat, là un short fluo – et moyenne d’âge sous les 30 ans. On croise des datascientist, mathématiciens, ingénieurs, normaliens… Lil Data, lui-même, termine un doctorat sur le rôle des nouvelles technologies dans la musique. « Le live coding intéresse la communauté académique. C’est devenu un sujet d’étude en vogue », explique-t-il.

Lil Data joue avec son instrument : sons d’ordinateur, simulation de bugs et même intervention de l’assistant vocal Siri

Sur scène, ce premier de la classe se fait sauvage. Il enlève son pull fin. Des gouttes de sueur courent dans ses cheveux blonds coupés ras. Les lignes de code s’accumulent sur son écran. Il joue avec son instrument : sons d’ordinateur, simulation de bugs et même intervention de l’assistant vocal Siri. A son côté, sur un autre portable, un « VJ » (vidéo jockey) code lui aussi en direct les visuels projetés sur le mur. Le spectacle a des airs de science-fiction.

Le VJ « LSD Live » code en direct des visuels projetés sur le mur.

« L’algorave va se démocratiser », assure Kamissa. La trentenaire, connue sous le nom de Cherry B Diamond, s’apprête à prendre la relève de Lil Data sur scène. « Nous en sommes aux balbutiements en France. Mais pour moi, le live coding a de l’avenir. Comme le jazz, il permet une dynamique d’improvisation, d’hybridation. »

Le live coding, futur de la musique ? « Ce serait grotesque d’affirmer ça, avance Alex McLean. En travaillant avec un langage informatique, vous êtes plus éloigné de la sensation. Vous vous rapprochez de la composition. L’avenir de l’algorave consiste sûrement à associer le code, abstrait, au son d’un instrument, physique. Mêler plusieurs formes de musique, c’est ça l’avenir. »

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