Comme un air de cumbia

La chanteuse colombienne Toto la Momposina en juillet 2015 © Judith Burrows/Getty Images

Venue d’Amérique latine où sa popularité se vérifie dans de nombreux pays, la cumbia s’est installée dans le paysage musical français et européen depuis une dizaine d’années pour devenir le courant latino le plus en vue actuellement. Une scène qui s’est structurée ex nihilo, avec ses artistes locaux et ses tendances, ses concerts et festivals, ses émissions de radio…  

Perchée sur un pont métallique, une locomotive à vapeur d’un autre temps tire ses quelques wagons au son de La Colegiala, interprétée par le Colombien Rodolfo y su Tipica : avec cette publicité largement diffusée au début des années 1980, la marque Nescafé va indirectement servir de premier vecteur à la cumbia en France. Et lui offrir un succès qu’elle n’a jamais égalé depuis dans l’hexagone : 660 000 exemplaires pour ce 45 tours! 

Pendant plus de 35 ans, cette reprise aux accents folkloriques d’un titre du groupe péruvien Los Ilusionistas sera remisée au fond de l’armoire des souvenirs, entre exotisme et ringardisme. Aujourd’hui, le son latino à la mode, c’est celui de la cumbia. Au point d’être parfois devenu un mot fourre-tout, une étiquette vendeuse qui s’arrange plus ou moins avec la réalité…"Il y a dix ans, quand j’appelais le programmateur d’un festival en France pour lui proposer un artiste comme Celso Pina, qui a fait exploser cette musique au Mexique, il ne savait pas ce qu’était la cumbia. Je passais mon temps à l’expliquer ! C’était un courant musical inconnu de tous en Europe. Ce n’est plus du tout le cas maintenant", résume Guillaume Laumière, cofondateur de l’agence Boa Viagem (bon voyage, en portugais), incontournable sur ce créneau. Seule exception, dans un registre traditionnel : la doyenne colombienne Toto la Momposina, soutenue par le label Real World de Peter Gabriel dans les années 1990.

La Colombie, berceau de la cumbia

Si elle trouve sa source en Colombie, où elle est née de la rencontre entre les cultures africaine, amérindienne et européenne sur fond de traite négrière et de conquête coloniale, la cumbia est un genre qui s’appréhende en réalité à l’échelle d’un continent. Mexique, Argentine, Chili, Pérou, Bolivie, Panama… Chaque pays l’a accommodée à sa façon, ici avec l’accordéon, là avec la guitare électrique, mais partout elle bénéficie d’une popularité longtemps insoupçonnée de ce côté-ci de l’Atlantique. 

À la faveur de l’édition 2010 du festival Babel Med, à Marseille, le producteur argentin El Hijo de la Cumbia frappe les esprits avec les sonorités électro qu’il apporte, et change les regards sur cette musique. "Mélanger la modernité et le traditionnel a aidé à faire connaître la cumbia", assure Guillaume Laumière. Au même moment, le trio franco-helvetico-argentin Gotan Project propose à quelques bidouilleurs de sons en vue à Buenos Aires de remixer les dix titres de son album phare La Revancha del tango pour en faire La Revancha en cumbia. Par cette porte qui vient de s’ouvrir, des artistes plus représentatifs de la cumbia vont aussi passer. D’autant qu’en parallèle, le DJ et musicien britannique Quantic œuvre lui aussi à répandre la bonne parole de la cumbia sur le Vieux Continent, à travers ses projets personnels – on lui doit d’ailleurs un des néo-classiques du genre, Cumbia Sobre el Mar – comme sur des travaux à valeur quasi patrimoniale, à l’image de la compilation de référence Original Sound of Cumbia 1948-79

Un air qui traverse les mers

"Il y a eu tout un travail de fond en Europe, avec des artistes comme les Chiliens de Chico Trujillo, qui ont repris les standards de la cumbia colombienne. Aujourd’hui, en France, ils remplissent deux fois la salle du Cabaret sauvage à Paris (qui contient plus de 1 000 places, NDR), jouent devant 800 personnes à Marseille, Toulouse ou Lyon", rappelle Guillaume Laumière, qui souligne aussi le rôle joué par la Cumbia Chicharra,"acteur fondamental dans le développement de la cumbia en France". Cette formation marseillaise, pionnière, n’a pas attendu les premiers effets de la médiatisation des cumbieros d’Amérique latine, pour défendre cette musique, relayée notamment par le DJ Captain Cumbia. En 2000, une bande de copains tombe sur une cassette qui contient des titres d’Andres Landero, Los Corraleros de Maragual, Lucho Bermoudez... "C’est parti d’un choc esthétique. On a passé un été à danser comme si d’un coup on avait découvert nos pieds", raconte François, à l’accordéon et aux claviers."Comme on s’est vite rendu compte qu’on pouvait essayer d’imiter tout ce qu’on voulait, on ne jouerait jamais comme les big bands des années 60 de Bogota, du coup on a essayé d’introduire des éléments du bassin méditerranéen", poursuit-il. L’accueil reçu lors de la tournée d’une quinzaine de dates effectuée par le groupe en 2015 au Chili, pays de sa chanteuse, a validé cette démarche artistique. Au fil du temps, le répertoire de la Cumbia Chicharra s’est affranchi des reprises. Hijo de Tigre, son troisième album paru en 2018 et qui atteste d’un savoir-faire musical aussi séduisant que novateur, va même au-delà, avec des ponts audacieux vers d’autres horizons musicaux. Sans se défaire du cœur de la cumbia :"L’articulation entre deux tambours et des voix", selon François.
 

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Le groupe Kumbia Boruka ©Siegfried Marque

À travers la France, d’autres ont décliné ce métissage artistique, à l’aune de leurs influences, que ce soit La TchouTchouKa à Rennes, El Gato Negro à Toulouse, ou Tito del Monte à Paris, réunissant entre autres d’anciens membres du groupe Jim Murple Memorial qui avait fait du vieux son jamaïcain sa spécialité. Les artistes sud-américains installés dans le pays ne sont pas en reste : la chanteuse argentine La Yegros, surnommée "la reine de la nu cumbia" (le titre de "reine de la cumbia" revenant à Toto la Momposina), s’est distinguée en 2013 avec sa chanson Viene de mi ; à Lyon, le Mexicain Hernan Cortes s’est associé à l’ancien chanteur du groupe reggae Bawajafar’n Free pour monter en 2013 Kumbia Boruka, qui fait partie des représentants les plus actifs de la cumbia en Europe (près de 70 concerts cette année). Sur le prochain album, prévu pour 2019, deux titres ont été confiés à Victor Vagh, la moitié artistique de Flavia Coelho et ex-clavier de Kana, tandis qu’un duo a été enregistré avec le reggaeman français Naâman.

Pilier du dub français depuis deux décennies, Brain Damage a lui aussi fait l’expérience des liens qu’entretient la cumbia avec les musiques jamaïcaines – les côtes caribéennes de la Colombie ne sont situées qu’à quelques encablures de l’île de Bob Marley. Invité au Télérama Dub festival à Bogota en 2016, il s’est aussitôt retrouvé en studio avec des musiciens locaux, point de départ de son récent album ¡Ya No Más! présenté en Colombie et en France, ce mois de novembre 2018. Et même s’il n’a pas cherché la cumbia chez ses interlocuteurs, davantage issus des musiques urbaines, elle s’est manifestée en filigrane : "Cet héritage, culturel et traditionnel, se retrouve dans la manière dont ils s’emparent des autres styles", remarque Martin Nathan, alias Brain Damage. Comme une épice musicale, dont la moindre dose ne passe jamais inaperçue et suffit à relever l’ensemble.

Nouvel An Cumbia à la Java à Paris, le 31/12
En concert, la Cumbia Chicharra au festival Au fil des Vois à Paris le 07/02/2019