L’afrobeat, une pulsation nigériane devenue planétaire

Fela Kuti. © RFI

Si la musique est l’arme du futur, selon Fela, alors celle inventée par le chanteur nigérian au début des années 1970 a la puissance de feu d’une arme automatique. Symbole d’une lutte frontale contre les injustices et pour les droits, l’afrobeat n’a pas seulement séduit les populations d’Afrique, il est aussi devenu un genre pratiqué sur tous les continents. Quatrième volet de la série consacrée aux grands courants musicaux d’Afrique sur RFI Musique.

Muyiwa Kunnuji ne cache pas sa stupéfaction, ni son plaisir à travers lequel perce une forme de soulagement : il y a quelques jours, par l’intermédiaire des réseaux sociaux, il a découvert un groupe du Nigeria qui lui envoyé une courte vidéo prise en live. Son nom ? Lagos Thugs. “Une quinzaine de musiciens, âgés d’une vingtaine d’années, qui jouent exactement comme on le faisait. La même énergie ! Ils sont dans le vrai, s’enthousiasme le trompettiste quadragénaire, qui a accompagné l’iconique Fela durant les dernières années de sa carrière et s’est installé depuis six ans dans le sud de la France où il a monté sa propre formation baptisée Osemako.

L’afrobeat tel que conçu et porté par son illustre compatriote n’a donc pas disparu de la bouillonnante mégapole nigériane, un demi-siècle après son apparition dans le paysage musical. C’est au retour d’un séjour de neuf mois aux États-Unis en 1969-70 que la formule a pris définitivement forme dans l’esprit de son géniteur. Avec un élément qui n’est pas d’ordre artistique, mais va impacter tous les autres composants.

Combats

Là-bas, outre-Atlantique, ses plans de tournée ne se déroulent pas du tout comme prévu et, dans ce contexte particulier, le jeune Africain trentenaire est percuté de plein fouet par la pensée afro-américaine révolutionnaire des Black Panthers et le courant panafricaniste. "J’ai pris conscience d’une autre dimension du passé africain", reconnait-il dans l’ouvrage Fela le combattant de Mabinuori Kayode Idowu. Le combat idéologique ne lui est pas étranger : sa mère, Funmilayo Ransome-Kuti, a obtenu à Moscou en 1960 le prix Lénine pour la paix, récompensant son action pour les droits des femmes.

Jusqu’alors, le musicien passé par le Trinity College of Music de Londres s’était illustré d’abord dans le jazz puis avec son orchestre Koola Lobitos dans un répertoire inspiré par le highlife, musique de divertissement très en vogue à cette époque. Si son épicentre se situe au Ghana, voisin du Nigeria, ce courant a laissé des traces du Mali au Congo, ainsi qu’en Europe : Osibisa, créé par quelques expatriés au Royaume-Uni, y obtient dès 1971 un succès qui relève de l’inédit pour un groupe du continent africain, avec un registre afro-progressif et des cuivres omniprésents.

Fela, saxophoniste, confie lui aussi un rôle de premier plan aux souffleurs dans ses compositions – ils étaient onze quand Muyiwa Kunnuji a pris du service au sein de sa formation Egypt 80 ! Mais son approche est tout autre, dérivée de la réflexion qui le guide désormais et l’a conduit à politiser son propos de façon spectaculaire en prônant une rupture avec le modèle occidental. Avec lui, les cuivres rugissent, manifestent sans douceur, à l’image des paroles et de la détermination de l’artiste, poing levé à chaque occasion.

La différence est également dans le phrasé musical : legato pour le highlife, staccato pour l’afrobeat, joué en outre essentiellement en mode mineur, contrairement à son faux frère ghanéen, lequel est moins axé sur la transe. "Fela s’est concentré sur le groove. L’afrobeat, c’est deux ou trois accords qu’on répète en boucle. Ça le rend plus hypnotique. C’est son pouvoir, sa force", précise encore Muyiwa Kunnuji.

Tony Allen

Dans ce domaine, en matière de motif rythmique, l’afrobeat s’est trouvé un architecte dont la contribution s’est avérée aussi primordiale que durable : Tony Allen, à la batterie pour Fela de 1964 à 1979, est l’autre personnage principal de l’histoire. Autodidacte, attiré par le jazz, il veut "raconter une histoire" avec ses baguettes et ses futs car "c’est comme ça qu’on doit jouer de la batterie", explique-t-il dans An Autobiography of The Master Drummer of Afrobeat. Sur les bases qu’ils ont jetées, le binôme enchaîne les disques dans les années 1970. Plus d’une trentaine de 33 tours, ne comprenant au plus que deux titres par face, sont enregistrés durant la décennie.

Cette incroyable productivité, cette approche nouvelle de la musique ainsi que la personnalité de Fela, victime de multiples déboires avec les autorités (séjours en prison, mises à sac de son quartier général baptisé République de Kalakuta) qu’il ne ménage pas dans ses textes, attirent l’attention sur l’afrobeat. Les artistes des pays voisins sont nombreux à vouloir capter cette énergie en studio à Lagos, comme d’autres vont à Kingston à la même époque tenter l’expérience jamaïcaine et s’imprégner des vibrations de Bob Marley.

Parmi ceux qui font le voyage dans la capitale économique nigériane, figurent des membres de l’orchestre Poly-Rythmo du Bénin, le Togolais Roger Damawuzan, le Camerounais Manu Dibango pour son album Home Made… sans pour autant que l’étiquette "afrobeat" collée à leurs productions se révèle toujours pertinente !

Chacun apporte sa vision, et les interactions avec d’autres genres musicaux se multiplient, rendant parfois les frontières moins nettes. L’influence se retrouve jusque dans le rock occidental, en particulier sur l’album Remain in Light du groupe américain Talking Heads, paru en 1980 et que la Béninoise Angélique Kidjo a revisité en accentuant sa dimension afrobeat en 2017.

Par le combat qu’il a choisi de mener et bien qu’il ne soit pas issu des couches populaires, tout comme son acolyte Tony Allen, Fela devient la voix des sans-voix. Sur la scène nationale, son exemple essaime. Lorsque le sida l’emporte en 1997, ceux qui suivent ses pas ont pour nom Alariwo of Africa, Ayetoro, Adenji Heavywind, Kola Ogunkoya ou encore Lagbaja.

Mais ce sont ses enfants, Femi Kuti puis son cadet Seun Kuti, qui vont savoir occuper le terrain et prendre le relai sur le plan international depuis deux décennies sans nullement démériter. Et le flambeau vient même d’être repris par la génération suivante, à l’image de Made Kuti, petit-fils du roi de l’afrobeat.

Dimension planétaire

Devenu freelance au terme de sa collaboration avec Fela, Tony Allen a considérablement participé à entretenir, sinon développer, la musique dont il est le cofondateur. Tel un ambassadeur itinérant, il a travaillé à sa dimension planétaire, aujourd’hui indéniable, bien que chaque acteur cherche à proposer une couleur personnelle : les exemples de Kokoroko en Grande-Bretagne, du Souljazz Orchestra au Canada en attestent. Que ce soit avec les Chiliens de Newen Afrobeat, les Américains d’Antibalas en passant par les Français de Fanga et des Frères Smith, le musicien nigérian a multiplié les featurings pour des collectifs afrobeat.

Le batteur emblématique a aussi apporté sa touche originale et fait dialoguer sa musique de prédilection avec d’autres : celles de la Malienne Oumou Sangaré, de la Guinéenne Sia Tolno, de la Brésilienne Flavia Coelho ou du Britannique Damon Albarn, notamment. Sans oublier sa carrière personnelle, marquée par des albums considérés comme des chefs-d'œuvre.

En complément de son action sur le terrain, il y a également celle des anciens qui ont fréquenté "l’école" Fela, à travers ses orchestres Africa 70 puis Egypt 80 : Kiala Nzavotunga, cofondateur en France du groupe pionnier Ghetto Blaster, Oghene Kologbo et son Afrobeat Academy ou encore Muyiwa Kunnuji.

Samples sans fin

Dans les classiques de l’afrobeat (Beasts of No Nation, Water No get Enemy, Colonial mentality…), les amateurs de samples ont trouvé une matière idéale par sa structure répétitive pour servir de support au hip hop : les pointures américaines Missy Eliott, Mos Def, the Roots, Jay-Z ou les Français Leeroy, Zoxea ou Chinese Man ont emprunté à Fela quelques passages de ses chansons. Sur Fela Soul, le producteur Amerigo Gazeway est allé plus loin en réalisant un mash up parfait en plaçant le flow de De La Soul sur les musiques du Nigérian.

"Lagos ne sera jamais plus la même sans Fela", chante Tony Allen sur son ultime projet avec le saxophoniste sud-africain Hugh Masekela, intitulé Rejoice et paru quelques jours avant sa mort en 2020. Aujourd’hui, d’autres artistes enflamment la mégapole et la jeunesse qui y vit : Wizkid, Davido, Burna Boy, Yemi Alade sont des stars à l’échelle du continent.

Si leur musique urbaine n’a rien en commun avec celle de leurs ainés, voire se situe à l’exact opposé tant sur la forme que sur le fond, la similarité de leurs appellations ne pouvait qu’être source de confusion : une seule lettre, un fragile "s" terminal, distinguait à l’origine à l’écrit comme à l’oral l'afrobeat moderne de l’afrobeat cinquantenaire. Trop peu pour résister dans le temps à un curieux glissement sémantico-orthographique qui semble inéluctable, rappelant l’exemple du rhythm and blues originel des années 1950 et du r'n'b apparu quatre décennies plus tard. Un seul nom pour deux musiques radicalement différentes. Sauf sur un point : faire briller l’Afrique.

La playlist "Afrobeat" sur YouTube

  1. Fela Ransome Kuti & Africa 70 Water No Get Enemy (975)
  2. Femi Truth Don Die (1998)
  3. Seun Kuti featuring M1 (from Dead Prez) IMF (2014)
  4. Tony Allen Moving On (201)
  5. Antibalas Si, Se Puede (2001)
  6. Muyiwa Kunnuji & Osemako Everything That Has Breath (201)
  7. Kokoroko Adwa (2019)
  8. TP Orchestre Poly-Rythmo Aiha Ni Kpe We (197)
  9. Made Kuti Free Your Mind (2020)
  10. Kola Ogunkoya Political Assassination (2008)
  11. The Souljazz Orchestra Mista President (2007)
  12. Blitz The Ambassador featuring Seun Kuti Make You No Forget (2014)
  13. Oghene Kologbo & Afrobeat Academy Open Your Eyes (2008)
  14. Leeroy Authority Stealing (2017)
  15. Angélique Kidjo Crosseyed and Painless (2018)
  16. Hugh Masekela Lady (1985)
  17. Newen Afrobeat Upside Down (20)
  18. Sia Tolno Rebel Leader (2014)
  19. Lagbaja Coolu Temper (96)
  20. Fela Soul Stakes is High (11)
  21. Sir Jean & NMB Afrobeat Little Death (2019)
  22. Ghetto Blaster Na Waya (1985)
  23. Fanga featuring Tony Allen Crache la douleur (2007)
  24. Ayetoro Afrobeat #9 (2017)
  25. Les Frères Smith Histoire de dingue (2020)