Récit

Le design sonore habille vos courses

Dans le luxe comme dans les chaînes de prêt-à-porter, la musique diffusée aux clients n’est pas prise à la légère et les grandes marques font appel à des agences pour se créer une identité sonore.
par Vincent Brunner
publié le 24 novembre 2017 à 17h06

«Longtemps, dans le commerce, on a pensé que le produit faisait le succès. Aujourd'hui, on a compris que l'écrin dans lequel on le place est aussi très important. C'est caricatural, mais il est évident qu'avec du trash metal qui hurle à fond, il est difficile de vendre des macarons dans une boulangerie de luxe. Si vous diffusez à la place les Gymnopédies de Satie, ça ira forcément mieux et on conclura : "Satie, ça vend bien." Pourtant, en tant que designer, si on s'aperçoit qu'il est pertinent de mélanger un concerto brandebourgeois et du hip-hop, on n'hésitera pas.» Fondateur de l'agence Sixième Son et auteur du livre Design musical et stratégie de marque, Michaël Boumendil conçoit depuis des décennies les identités sonores de marque - le jingle de la SNCF c'est lui (David Gilmour de Pink Floyd vient d'ailleurs de l'utiliser dans son single Rattle That Lock). «Les employés des magasins ont longtemps choisi eux mêmes la station radio qu'ils voulaient écouter et diffuser dans les boutiques. Puis, dans les années 50 et 60, on est allé chercher des vendeurs de musique au mètre, qui proposaient des catalogues de morceaux à utiliser en fond sonore, mais c'était les mêmes pour tout le monde».

Ces dernières années, de nombreuses marques, notamment dans l'univers du luxe, préfèrent le sur-mesure, le cousu main. PDG de Naf Naf, Luc Mory affirme : «On a souvent abordé la question de l'ambiance musicale par les coûts, et pas en se demandant le rôle que peut jouer la musique dans notre stratégie. Alors que le design sonore, c'est la prise de parole de la marque dans son réseau. Avoir une ambiance sonore équilibrée et bien dosée, ça rend l'expérience magasin agréable. Cela fait rester les gens plus longtemps dans mes boutiques et un peu moins chez les autres. Mais il faut aussi que la musique soit renouvelée fréquemment… Les morceaux qui restent les mêmes pendant des mois, c'est insupportable pour les équipes en magasin et les clients.»

Plus convivial

Pour son magasin éphémère ouvert sur l'avenue des Champs-Elysées entre mars et juin dernier, Naf Naf a fait appel à Eva Gardner, DJ et sound designer, adepte de la house tranquille et de l'electro cool (elle a conçu au début des années 2000 les compilations remarquées Aphrodisiac). «Dans une boutique on porte de l'attention à la lumière, aux meubles, aux cintres, au sac que l'on va te donner… Pourquoi pas à la musique ?» Luc Mory complète : «Sur les Champs-Elysées, nous avons imaginé un autre concept de boutique, proche de celui du showroom. Après la dimension visuelle, la musique a été l'aspect le plus important pour nous. Avec Eva Gardner, on a été très inspirés par l'électronique, qui a explosé en termes de création»

La musique fait-elle vendre ? Elle est, en tout cas, omniprésente, que ce soit dans les supermarchés, les boutiques branchées ou les magasins culturels. Ainsi, une étude réalisée au printemps en France par l’institut de sondage YouGov pour le compte de Mood Media, entreprise pionnière du design sonore créée en 1954, révèle que 79 % des sondés n’apprécient pas les magasins silencieux. Ils sont 52 % à penser que la musique rend le commerce plus convivial. 39 % des sondés affirment même qu’une bonne ambiance musicale peut déclencher un achat impulsif.

Harmonisation

Pour Alexander Maxwell de Mode-F, une équipe d'illustrateurs sonores qui conçoit des musiques de défilés (pour Mugler, Vivienne Westwood, etc.) mais aussi, entre autres, l'habillage des Terrasses du port, énorme centre commercial marseillais ouvert en 2014. «Un lieu sans musique est très froid… On a l'impression d'entrer dans une église.» De fait, personne n'a réellement envie de consommer dans un lieu où il ne sent pas à l'aise. Certaines enseignes parviennent aussi à se servir de la musique comme d'un facteur d'identification. Et cela semble réussir, puisqu'on voit fleurir sur les sites de streaming des playlists non officielles, manifestement réalisées par des fans tentant de reproduire l'univers de pop enjouée entendue chez H&M par exemple, une enseigne qui décide avec soin des morceaux qu'elle diffuse dans ses boutiques européennes depuis les bureaux de son siège social en Suède - les responsables n'ont pas souhaité répondre à nos questions. «Quand on s'occupe de la musique d'un magasin, explique l'illustrateur sonore Alexander Maxwell, le but n'est pas de reproduire ce que l'on entend à la radio ou de passer les derniers tubes à la mode. On ne se demande pas quelle musique fait acheter. Non, notre métier a plus à voir avec l'harmonisation, il s'agit que la musique colle au lieu, aux couleurs, aux formes… Ça se sent quand elle n'a pas été réfléchie. Il faut que ça soit fait avec goût… et même s'il est mauvais, au moins il a été pensé !»

Dans notre appréhension de la musique, le volume à laquelle elle est diffusée joue aussi un rôle important. «Pas mal de boutiques donnent vite la nausée avec un son assourdissant», témoigne Luc Mory de Naf Naf. «Il est important de moduler le volume sonore en fonction de l'affluence, confirme Alexander Maxwell. Parfois, certains confondent tout et passent la musique super fort en plein après-midi. A 15 heures, en semaine, personne n'a envie de se croire en boîte de nuit et de faire la fête ! Il faut que la musique soit pile poil au bon niveau.» C'est le paradoxe : si l'absence de musique stresse le consommateur, il faut l'utiliser à bon escient.

«L'absence de musique a des effets anxiogènes mais le silence est le meilleur allié de la musique, estime Michaël Boumendil. Il faut savoir situer la charge émotionnelle, là où il faut mettre le paquet et là où, au contraire, il faut être d'une grande sobriété. C'est la même problématique pour un architecte. Un espace de vente, ce n'est pas un carré uniforme. La mise en scène, la théâtralisation de la musique, le jeu avec l'espace sont des préoccupations récentes. Depuis dix ans, on peut constater que l'investissement dans le matériel a nettement progressé. Avant l'arrivée en France de chaînes comme Gap, H&M ou Zara, la plupart des enseignes diffusaient la musique sur des sonos pourries. Je me souviens que le patron d'une entreprise concurrente s'affolait de voir le montant qu'H&M investissait en matériel de sonorisation. Il n'a pas eu le choix, il a été obligé de s'équiper lui aussi. Percevoir la qualité du son, c'est ressentir la qualité tout court, cela influe sur l'image d'un magasin et de ses produits.» Alexander Maxwell confirme : «Un son criard, ça ne donne pas envie. C'est comme quand tu vas chez un pote, s'il a un système bien réglé, une chaîne avec un bon son, tu te dis qu'il du goût et du savoir-vivre.»

«Sonos pourries»

Le flirt entre musique et marque ne s'arrête pas là. «Je sais que l'entreprise Vente-privée.com a intégré très tôt des studios de production musicale à l'intérieur de son organisation, précise Luc Mory. Avec ses artistes à domicile, elle a pu concevoir des musiques pour soutenir les ventes. Je pense que la musique peut aussi avoir une dimension importante dans le numérique.» Surprise, les sites de ventes en ligne réfléchissent aussi à l'habillage sonore qui accompagnera les recherches et les achats des internautes. Ce que Michaël Boumendil confirme : «Les marques cherchent à avoir une relation permanente avec leurs clients. Le son peut se prêter à ça. La prochaine révolution sera de donner un prolongement de l'expérience sonore en dehors du magasin. Quand je sors d'une boutique, si je veux en garder quelque chose, je peux écouter sa playlist.» Va-t-on laisser les marques devenir les DJ de nos vies ? En tout cas, on aura toujours le droit de zapper celles qui ne nous plaisent pas.

Design musical et stratégie de marque, de Michaël Boumendil, éditions Eyrolles, 216 pp, 26 €.

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