« Hip-hop : une musique qui parle d’un Continent à l’autre »

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Sujatha Fernandes, professeure d’économie politique et de sociologie à l’Université de Sydney, nous parle aujourd’hui du hip-hop comme subculture qui favorise l’alliance politique des Afrodescendants à travers le monde. En voyageant de Cuba à l’Australie, de l’Europe aux Etats-Unis, de l’Afrique à l’Asie, elle nous livre le portrait d’un hip-hop qui ne connait pas de frontières. De passage en France, elle participe au colloque « Conçues pour durer : perspectives francophones sur les musiques hip-hop » où elle intervient ce jeudi 2 février, à 14h. Africultures l’a rencontrée.

Dans votre intervention pour le colloque « Conçues pour durer : perspectives francophones sur les musiques hip hop », intitulée «  »I’m an African »: Black Aesthetics and The Making of a Hip Hop Globe », vous racontez qu’au festival annuel cubain de hip-hop, en 1998, quand le rappeur dead prez a chanté « Je suis Africain, je suis Africain », le public cubain a répété les mêmes mots. Pour vous il s’agit d’une illustration d’un « panafricanisme en mouvement ». Vous pensez donc que le mouvement panafricain se nourrit de la diffusion du hip-hop dans le monde?

Je pense que le hip-hop pourrait représenter un panafricanisme nouveau. La culture hip-hop est impliquée dans la renaissance de différents types de mouvements politiques. Par exemple celui de l’égalité des droits aux Etats-Unis, la renaissance du black power et d’autres luttes. Ce genre de panafricanisme va au-delà des frontières et s’ancre dans la diaspora africaine. Bien sûr, il s’appuie souvent sur des théories comme celles de Marcus Garvey, de Lumumba et d’autres figures de référence qui ont occupé la scène intellectuelle africaine.

Avant le hip-hop, quelle a été la musique-symbole du panafricanisme pour vous ?

Je ne sais pas, mais je pense que le hip-hop ouvre des possibilités sur ce type de communication traversant les pays et les continents. D’ailleurs, dans beaucoup de cas, la langue ou le texte ne sont pas forcément impliqués, parce que les gens ne les comprennent pas toujours. C’est une communication qui se base sur les sonorités, le son, la musique elle-même. On pourrait dire que le jazz ou le soul ont créé une part de ce lien dans la communauté noire afrodiasporique. Et que le hip-hop les prolonge avec une portée davantage politique.

Dans votre intervention vous parlez du fait que le hip-hop peut représenter une alliance politique à travers le monde entre personnes marginalisées (sans spécificité de couleur de peau) et entre Afrodescendants. Quelle est l’alliance plus simple à réaliser selon vous?

C’est effectivement un des sujets sur lesquels je réfléchis dans mon discours et également dans mon livre Close to the edge: In Search of the Global Hip Hop Generation. Je pense que l’alliance entre Afrodescendants est plus concrète. Par exemple, des rappeurs tels que M-1 ou dead prez ont voyagé en Afrique du Sud, à Cuba, au Venezuela, ainsi que d’autres protagonistes du hip-hop naissant comme Fab Five Freddy, qui est allé à Paris. Les rappeurs américains sont allés dans les pays où il y avait une population afrodescendante, même minoritaire, et ont créé une connexion avec elle. Je ne pense pas que ça soit la même chose avec les personnes marginalisées. Vous ne verrez pas nécessairement des rappeurs noirs américains tendre la main à la population démunie asiatique ou d’autres pays majoritairement non-noir. Il n’y a donc pas forcément une alliance souterraine dans ce sens.
Mais c’est intéressant d’y réfléchir : pourquoi le hip-hop résonne dans autant de pays ? Parce que la pauvreté et la marginalité existent même auprès des personnes qui ne font pas partie de la diaspora noire, et qu’il y a plein de choses qui les concernent dans la poétique de cette musique, comme le fait de parler des conséquences de la globalisation. Dans plusieurs parties de l’Asie ou du Moyen Orient, les jeunes se définissent grâce au hip-hop.

Selon vous, le « flow » est devenu une façon de s’exprimer partagée par les rappeurs noirs à travers le monde au point que même ceux qui ne comprennent pas la langue se sentent touchés par cette cadence. Comment est-il possible que dans le hip-hop la musique ait une place aussi privilégiée en délogeant la primauté du texte?

Dans mes entretiens, j’étais surprise d’apprendre que beaucoup d’amateurs de hip-hop ne comprenaient pas la langue des chansons qu’ils écoutaient. Au moment où le groupe de Los Angeles NWA a sorti « Fuck the police » avec un message fort contre le système pénitentiaire et la police, les rappeurs vénézuéliens faisaient la même chose en mettant en avant leur lutte contre la culture de la violence étatique, l’oppression et l’incarcération.
Interrogés sur leurs sons de références, ils ont dit qu’ils ne comprenaient pas les paroles, mais ils comprenaient la musique. Sans avoir besoin de mots. Mais il y a aussi un autre point de vue. Un des premiers qui a rappé en espagnol était Vico C, de Puerto Rico. Il a popularisé le rap auprès de la population latino-américaine. Je pense aussi à MC Solaar en France, un des premiers à rapper en français. Donc, je pense que la langue est aussi très importante pour diffuser un message bien précis.

Le mouvement hip-hop influence la conscience des gens. Il vous est arrivé aussi, dans votre vie, d’être conditionnée par une chanson rap?

Oui, quand j’ai écrit mon livre Close to the edge, j’ai parlé de la chanson « The message » de Grand master Flash qui dit « Don’t push me ‘cause I’m close to the edge, I’m trying not to lose my head ». Quand j’étais adolescente ce type de musique avait une grande influence sur moi. Je n’avais pas grandi dans un ghetto de NYC, mais il y avait quelque chose de l’ordre de la colère vis-à-vis du racisme, de la condition urbaine, qui me parlait. J’ai grandi en écoutant des artistes politisés comme Public Enemy, Gil Scott-Heron et Micheal Frati. Pour mes amis et moi cette musique était importante parce qu’on se sentait exclus par la culture blanche dominante et on trouvait dans le hip-hop une façon de nous conscientiser.

Selon l’universitaire Tricia Rose, la montée du hip-hop naît du besoin de rompre avec un cycle fait d’ennui et d’aliénation.
Pour vous, les problèmes économiques ou l’exclusion sont-ils des conditions nécessaires à l’existence de cette expression musicale ?

Les universitaires et les écrivains ont tendance à parler du hip-hop comme une sorte de voix des marginaux, mais c’est important de souligner aussi qu’il n’y a pas que ces groupes de personnes qui ont participé à la naissance de ce mouvement musical. Souvent il s’agissait aussi de la classe moyenne : par exemple quand le hip-hop s’est diffusé dans une partie de l’Asie ou en Afrique ce n’était pas les populations les plus pauvres qui ont commencé à la consommer et reproduire, mais souvent de la classe moyenne qui avait accès à ça : des jeunes dont les familles avaient passé les frontières et qui avaient entendu ces musiques dans les clubs ou ailleurs, et qui avaient donc accès aux connections avec l’étranger. De plus, ils pouvaient être DJ car ils avaient l’argent nécessaire pour s’acheter l’équipement adéquat.

Dans quelle mesure la télévision, la radio et internet ont favorisé la diffusion de la culture hip-hop à travers le monde? Il y a eu des différences dans le temps selon le moyen de diffusion prédominant ?

Je pense que la télévision, avec MTV, a été la façon la plus puissante de disséminer le hip-hop dans le globe. Pour ça sa diffusion a été plus rapide que celle du jazz ou du blues ! Les maisons de disques et le pouvoir de la télévision combinés ont vachement aidé les rappeurs à se faire connaître dans des endroits loin, comme le Kenya par exemple. Il y a donc eu une duplication massive de musique partout entre les années 80 et 90. Après 1996, avec le Telecommunication Act de Bill Clinton, le nombre de chaînes de télé et de radio a diminué nettement et il y a eu moins de diversité dans les programmes. Donc ce qu’on arrivait à écouter était très monotone : toujours les mêmes rappeurs gangsters commerciaux qui prenaient la parole dans les média mainstream.
En 2000 avec le début de l’ère digitale, internet, l’espace pour des artistes indépendants s’est enfin ouvert.

Pour vous pourquoi les femmes sont marginalisées dans l’expression hip-hop et dans l’expression elle-même ?

La culture hip-hop la plus diffusée est celle qui voit l’homme dominer la femme. Mais en vérité il y a toujours eu un dialogue. Les femmes noires du hip-hop dès les débuts, étaient impliquées dans l’évolution de cette musique et avaient à proposer leurs idées critiques du monde, comme nous l’a montré Queen Latifa. Dans le contexte dans lequel j’ai grandi en Australie, les femmes noires et aborigènes ont vraiment fait partie des débuts du monde hip-hop de façon très active. Quand les maisons de disques sont arrivées, elles n’ont pas voulu des femmes et surtout des personnes noires ou aborigènes. Les cinq groupes hip-hop les plus connus en Australie n’étaient donc composés que d’hommes blancs. Ceci est terrible car les performeurs pionniers étaient tous non-blancs : des artistes immigrés ou aborigènes. Et la moitié était constituée par des femmes ! La stratégie de commercialisation du rap a donc aussi créée ce rap, de façon pas tout à fait réaliste et complètement artificielle. Ça n’a pas été la même chose aux Etats Unis car on y a vu la glorification de la vie de ghetto. Mais en réalité il s’agit aussi d’une stratégie de commercialisation du hip-hop lié à la drogue, au crime, à l’objectification de la femme. Je pourrais alors dire qu’en général, le marketing du rap à travers le monde après l’an 2000 a eu un impact négatif sur l’image de la femme. Quand je vois la domination masculine dans le monde du hip-hop je ne pense pas que ça vienne seulement de cette culture spécifique, mais aussi de l’imposition des maisons de disques qui cherchent le rappeur en train de parler de ses exploits sexuels pour mieux vendre leurs chansons.

///Article N° : 13956

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