Au concert ce soir

La musique a toujours eu sa place au théâtre, mais plutôt en coulisse. Depuis quelques années, des auteurs s’attachent aussi à écrire des pièces dont les artistes - de Gainsbourg à Thiéfaine en passant par Dalida - sont les héros. Exploration d’une tendance.
par Vincent Brunner
publié le 2 mars 2018 à 17h06

Dans un décor de chambre de palace, Gainsbourg esquisse devant les spectateurs les mélodies de Bonnie and Clyde et Je t'aime moi non plus, Bardot amoureuse sur son épaule. Depuis la mi-janvier, la pièce Moi non plus, donnée au théâtre de la Madeleine, reconstitue ces nuits de 1967 qui ont changé l'histoire de la pop française. «C'est une fiction, un docudrama, précise Bertrand Soulier, l'auteur de la pièce mise en scène par Philippe Lellouche. Mais on n'est pas très loin d'une forme de vérité.»

Le résultat est d'autant plus troublant que Mathilde Bisson, adoubée par son modèle, retrouve les intonations et le charme de la Bardot juvénile, tandis que Jérémie Lippmann s'agite comme le Gainsbourg insatisfait et pas encore star. Si la musique joue un rôle important, il ne s'agit pas du tout d'une comédie musicale ou d'un opéra rock. «Ce ne sont pas les chansons qui créent la dramaturgie, mais l'inverse», résume Bertrand Soulier. Lui qui a publié il y a dix ans Discorama (un album de chansons) ne cache pas combien sa démarche prend racine dans la nostalgie. «Pour moi, le dernier mouvement important, c'est la britpop des années 90. On veut notre dose, notre shoot musical, mais il n'y en a plus comme avant. Du coup, on se tourne vers les boîtes de conserve. J'ai l'impression que le théâtre est un beau terrain d'expression pour se souvenir des mythes de la musique.»

Energie ineffable

La nostalgie n'est cependant pas le moteur de toutes les pièces et des spectacles embrassant le rock ou la pop au sens large. Ils se multiplient, loin du répertoire classique et du théâtre traditionnel. Il y a huit ans déjà, Mathieu Bauer créait Please Kill Me d'après le livre de Legs McNeil et Gillian McCain consacré au punk américain. Sur scène, avec élégance, les comédiens donnaient vie aux témoignages d'Iggy Pop et des autres, accompagnés par un groupe de musiciens (dont Bauer à la batterie) revisitant les classiques de l'underground new-yorkais. «La structure du livre me plaisait beaucoup par son aspect choral, sa dimension historique mais tout en vrac, se souvient Mathieu Bauer, directeur du Nouveau Théâtre de Montreuil depuis 2011. Je le trouvais d'une grande richesse, ça permettait d'éviter l'hommage genre "les grandes figures du punk". Le spectacle, on l'a fait avec beaucoup de distance. On ne voulait pas mimer ou vomir sur le plateau, je ne suis pas dans le naturalisme.» Depuis, il a monté d'autres projets qui flirtent ostensiblement avec la musique. «La question de l'articulation entre elle et le théâtre a toujours été au cœur de mes propositions. Mais les spectacles ne renvoient pas nécessairement au travail de musicien, c'est juste que, dans la dramaturgie, ce qu'apporte la dimension musicale à l'œuvre est incontournable. Ce n'est jamais de l'illustration, elle joue un rôle de narration, de mise à distance, de contrechamp, de dialogue.»

Pour DJ set (sur) écoute, son dernier spectacle actuellement en tournée, il a choisi la forme ludique de la conférence-concert. Une troupe de cinq comédiens-musiciens invite à tendre l'oreille et à réfléchir autour du concept de l'écoute. Quand un morceau est joué ou qu'un bruit résonne, entend-on la même chose ? Une écoute se partage-t-elle ? Morceaux mixés en direct sur vinyles, lecture de textes de philosophes ou de musicologues et interprétations live se succèdent : Nietzsche, Bartók, Captain Beefheart, Barthes ou Dalida sont convoqués pour provoquer une expérience qui parle à la tête mais aussi aux sens plus primaires. «La musique a cette faculté de nous toucher directement à des endroits qui sont parfois très étranges. Ce qui s'empare de nous au bout de quatre mesures de tel morceau est énorme, ça nous dépasse. L'énergie qui nous traverse est de l'ordre de l'ineffable.»

Pour

DJ Set (sur) écoute

, son dernier spectacle, Mathieu Bauer a choisi la forme de la conférence-concert. Photo Jean-Louis Fernandez

Un avis que partage la comédienne Caroline Aïn. «Avec la musique, il n'y a pas de barrière intellectuelle : quoi que tu veuilles, elle te pénètre. Le théâtre parle souvent au cerveau, et j'ai envie de faire appel au corps, aux émotions, aux sensations. Ce que la musique permet, je crois.» Avec le comédien Sébastien Chevalier, elle a créé il y a des années le spectacle Un clair de lune à Bourville où les chansons de Bourvil servaient de fil conducteur à une histoire d'amour fictive. A la mi-février, elle a donné au Terrain Neutre Théâtre, à Nantes, les premières représentations de Je venais d'avoir 18 ans, spectacle qu'elle a créé seule. Elle s'y montre dans la peau de Gina, une sans-abri qui croit être la réincarnation de Dalida. «Depuis longtemps, j'avais envie de monter un spectacle sur la chanteuse et, en même temps, la cause des sans-abri me tenait à cœur. Lorsque j'en ai interviewé certains, j'ai trouvé que Dalida et eux partageaient des destins incroyables et terribles. Sauf qu'elle a trouvé la lumière, les autres non.» Sur scène, son personnage écoute la cassette de Dalida piquée à ses parents, mais Caroline Aïn chante et danse également. «Par rapport à l'histoire un peu dure que je raconte, les spectateurs me disent que la musique procure de la légèreté, un peu de soleil.»

Soufflant un vent frais sur le monde du théâtre, les spectacles adoptant la pulsion de la musique se multiplient et trouvent leur public. Mathieu Bauer, qui a fondé il y a cinq ans le festival Mesure pour mesure pour surfer sur cette créativité, constate : «Il y a un vrai engouement pour ces formes-là du côté des jeunes. En comparaison avec des œuvres plus classiques, l'appréhension musicale de ce genre de spectacle permet parfois une meilleure porte d'entrée. Attention, il ne s'agit pas non plus de dire que la musique rend tout spectacle fun et sympathique, à l'opposé de pièces de théâtre plus classiques qui seraient ennuyeuses.»

Pas de plateau sans micro

Toucher un autre public que les habitués du théâtre, Philippe Soltermann en fait l'expérience avec le spectacle J'arriverai par l'ascenseur de 22 h 43, mis en scène par Lorenzo Malaguerra, qu'il a écrit et qu'il joue. Sur scène, il incarne un hilarant et émouvant fan d'Hubert-Félix Thiéfaine. Pour les néophytes, l'Ascenseur de 22 h 43 figure sur l'album Tout corps vivant branché sur le secteur étant appelé à s'émouvoir de 1978, à côté de la Fille du coupeur de joints. «Mais ce n'est absolument pas un spectacle pour fans, on a pris des précautions pour que tout le monde s'y retrouve.»

Comme son personnage, Soltermann a été électrocuté à l'âge de 12 ans par l'écriture du chanteur. «Ça a été mon meilleur prof de français, c'est lui qui m'a donné envie de lire Rimbaud ou Apollinaire». A la mi-janvier, il a donné une représentation aux Docks, la salle de concert de Lausanne. «J'ai dit aux gens des Docks : "Ma pièce sur Thiéfaine, je la verrais bien ici." En plus, il a joué dans la salle il y a trois ans ! Avec ce spectacle, on savait que l'on n'aurait pas qu'un public de théâtre. L'idée est d'aller là où les gens sont. Quand tu rencontres les directeurs de théâtre, ce n'est pas la même chose de leur annoncer que tu as écrit une pièce sur Thiéfaine ou que tu as envie de monter Shakespeare - que j'adore par ailleurs. Le théâtre reste globalement un art poussiéreux et l'écriture contemporaine est là pour booster ça.» Dans J'arriverai par l'ascenseur de 22 h 43, seule une chanson (Des adieux) se fait entendre en play-back. «Cela tient vraiment de la dramaturgie. Si on attaquait direct avec un morceau, après il y en aurait eu tout le temps. J'avais songé à parler des moments où il change d'arrangeur, de bassiste, mais pour la pièce ce n'était pas très intéressant. On a tout axé sur les textes des chansons. On a envisagé aussi d'habiller le plateau avec des vinyles, mais on a préféré qu'il reste nu, pour que les gens puissent imaginer des choses.»

Dans son parcours d'acteur dramaturge, la musique reste un dénominateur commun. «C'est quand même mon dada, ça ne me quitte pas.» Il y a huit ans, avec le Réflexe de la complainte, il avait abordé l'héritage des années 70 du point de vue socio-économique mais aussi musical. On le voyait danser torse nu sur scène aux sons de la BO de Hair. Actuellement, il prépare une mise en scène d'Œdipe roi, la tragédie de Sophocle, où la chanteuse electro pop Sandor prendra en charge le chœur.

Mathieu Bauer conclut : «C'est assez rigolo de voir qu'il n'y a plus de plateau sans micro. Cet imaginaire, cette iconographie qui appartenait au monde du rock'n'roll a totalement pénétré les spectacles vivants.» Au point qu'on retrouvera bientôt de volumineux amplis Marshall dans les salles de théâtre comme dans les salles de rock ?

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